Hugues Jourdain adapte le roman de Constance Debré, Nom, publié en 2022 chez Flammarion. Victoria Quesnel (vue dans Léviathan de Lorraine de Sagazan à Avignon en 2024) y interprète l’autrice dans un décor d’une simplicité salvatrice : un plateau nu , un corps, une chaise, un micro et une paire de Nike. La force du texte dit n’en est que renforcée, le plateau s’embrase et les mots résonnent dans le silence pour mieux venir tout détruire et construire, autrement. Nom est une transformation, une épure, qui se débarrasse du futile et interroge nos rapports amoureux, familiaux surtout, notre lien au monde et au superflu.
Le personnage du roman autobiographique de Nom a de quoi être clivant car, haut et fort, il piétine des concepts et un mode de vie perçus et vécus comme souverains. Jusqu’à quel point Constance (née Debré, mais de son nom elle s’affranchit aussi) décide-telle, dans un geste politique écrit comme un programme, de se construire hors de ses héritages patrimoniaux, familiaux, culturels ? Se (re)construire en rejetant l’ordre social et les artifices qui font les liens humains ? Jusqu’à vouloir abolir l’enfance ? Affirmer qu’elle aurait écrit le même texte, quels qu’aient été ses parents et ladite enfance ? Qu’elle ne changerait pas un mot ? Oui : « J’ai un programme politique. Je suis pour la suppression de l’héritage, de l’obligation alimentaire entre ascendants et descendants, je suis pour la suppression de l’autorité parentale, je suis pour l’abolition du mariage, je suis pour que les enfants soient éloignés de leurs parents au plus jeune âge, je suis pour l’abolition de la filiation, je suis pour l’abolition du nom de famille, je suis contre la tutelle, la minorité, je suis contre le patrimoine, je suis contre le domicile, la nationalité, je suis pour la suppression de l’état civil, je suis pour la suppression de la famille, je suis pour la suppression de l’enfance aussi si on peut ».
Son père meurt, et Constance devenu personnage (un avocat qui ne va plus beaucoup au palais) décrit les moments passés auprès de lui, de manière clinique, pratique, jusqu’à rêver de mettre le feu à la maison, même s’il n’est pas encore tout à fait mort, d’embraser son corps. Constance n’a rien à dire à son père et inversement, pourtant elle est là et elle accompagne sa mort. L’histoire de ce personnage (bourgeois en plein dépouillement) est une histoire de colère, et la mise en scène d’Hugues Jourdain donne toute sa place à cette colère : mouvements vifs, ruptures de ton, silences, course effrénée… Il fait de ce seul en scène un véritable marathon de mots et de corps pour sa comédienne, Victoria Quesnel. Elle y est tour à tour drôle, exaspérée, énergique, abattue mais surtout dépouillée, et parfois sa colère explose, notamment contre tout ce qui la constituait jusqu’alors, même la littérature. La mort du père entraîne avec elle la mort de l’auteur, du parent, de l’amour filial comme illusion. Constance, ou plutôt son alter ego littéraire qui s’exprime volontiers au masculin dans le texte, veut désormais aimer beaucoup et bien, sans se contraindre, comme elle l’a fait pendant vingt ans en vivant avec Laurent, le père de son fils. La mise en scène d’Hugues Jourdain est toute entière tendue vers une quête de vérité : « montrer la vérité d’un être et de ses pensées », même si cet être dit « ce n’est pas ce que je pense, c’est la vérité, j’en suis sûre », c’est « essayer de voir vraiment la vérité de quelqu’un qui essaie de trouver la vérité sur l’amour ».
Nom est le récit (qu’il faut accepter d’appréhender dans toute sa complexité) d’un courage qui ne dit jamais son nom, et se transforme en rage. Celle de tout renverser, de tout abandonner. Pourtant, même si elle a tatoué « plutôt crever » sur sa peau, Constance est un élan de vie, elle va, chaque jour, à la piscine, sculpte ce corps qu’elle veut garder beau, quand celui du père se délite. Son choix est radical, mais assumé, c’est ce qui en fait la beauté. Nom est un geste, celui de mettre le feu, littéralement dans la pièce, à la société, quitte à être seul(e), surtout prêt(e) à aimer autrement, pleinement, intensément. Les récits de ses amours, désormais plus souvent au féminin, n’en sont pas moins bouleversants de vérité dans la rencontre et les corps à corps. Constance est dans Nom un personnage, et devient une sorte de nouvel héros qui serait au-delà du bien et du mal, en train de nous proposer une performance de l’abandon d’une vie tracée, pour une radicalité non dénuée de beauté. C’est d’ailleurs sur le mot « beau » que se termine la mise en scène d’Hugues Jourdain, tout un programme. Le risque d’être complètement clivant est pris à chaque instant sur le plateau où Victoria Quesnel se montre fébrile, au bord du texte. On aurait voulu qu’il se déploie encore plus longtemps, pour en saisir tous les enjeux, l’appréhender comme il se doit. C’est un projet qui mérite d’être dit, d’être performé comme il a été pensé et comme il est vécu par l’autrice elle-même.
Si tout n’est ici que violence, colère et dénuement total, c’est pour mieux se dépasser, forcer le spectateur à (re)penser son confort, ses liens et sa résistance/existence au monde. Dans le texte comme dans la mise en scène d’Hugues Jourdain, le personnage se livre, nous invite dans son univers désenchanté et nous l’y suivons, nul besoin d’être toujours convaincu par ce qui y est dit, tant le geste est déjà en soi un véritable programme artistique : « se battre contre les impensés (…) pour moi ce ne sont que des autorisations à penser par moi même (…) à inventer »
Nom : Infos pratiques et extrait
La pièce d’Hugues Jourdain dure 1h15, créée par la compagnie Je t’embrasse bien à la Maison du théâtre d’Amiens en janvier 2024. Elle était de nouveau jouée dans ce même lieu fin janvier 2025. Le roman de Constance Debré est paru aux éditions Flammarion en février 2022 et comporte 192 pages.





