Pour le scénariste Fabien Grolleau, il s’agissait de choisir un angle original de nature à éclairer la figure historique de la militante afro-américaine Angela Davis. C’est chose faite : Traquée, comme son titre l’indique, prend pour point cardinal la poursuite par le FBI de cette professeure noire accusée à tort de meurtre avec préméditation, d’enlèvement et de conspiration contre le gouvernement.
« Dans nos lettres avec George, bien sûr, il y avait beaucoup d’intime, beaucoup d’émotions. Mais aussi beaucoup de politique, d’idées, de colère, d’envies de renverser le système fasciste qui nous enfermait ainsi que nous opprimait, tous deux et toutes les minorités du pays… » George, c’est George Jackson, un activiste noir membre du Black Panther Party, condamné en 1961 à un an de prison minimum (reconductible jusqu’à ce qu’une commission décide de le libérer) pour le vol de… 70 dollars. Celle à qui l’on doit ces mots, c’est Angela Davis, ex-professeure de philosophie à l’Université de Californie, traquée par le gouverneur Ronald Reagan, le président américain Richard Nixon et le directeur du FBI John Edgar Hoover pour ses sympathies communistes et son militantisme en faveur de la cause afro-américaine. Considérée arbitrairement comme une terroriste, elle fera les frais d’une prise d’otages commise par Jonathan Jackson, le frère de George, « bel et loyal homme-enfant noir », dans un tribunal de Marin County. « Dévoré par ce terrible sentiment d’impuissance » alors typique des Noirs américains, « Jon » a pourtant agi sans qu’à aucun moment Angela Davis n’en soit avisée.
Toutes ces relations forment le cœur battant de Traquée. Qu’elles soient interpersonnelles ou qu’elles se meuvent entre le pouvoir blanc et la protestation noire, elles guident une trame éclatée par de nombreux sauts temporels. Du New York des années 1970, Fabien Grolleau et Nicolas Pitz nous renvoient à l’Alabama de 1949, et plus précisément à Birmingham. Surnommée « Bombingham » en raison des nombreux attentats qui y sont commis envers la communauté noire par des membres du Ku Klux Klan, la ville abrite la famille d’Angela Davis, sise dans un quartier rebaptisé « Dynamite Hill ». Ces tensions raciales apparaissent malicieusement après une affirmation de la jeune Angela, réveillée par des cauchemars : « Y a plein de monstres qui viennent me dévorer ! Ils me poursuivent dans l’obscurité, j’ai trop peur ! » Contrairement aux assurances que son père lui fait ce soir-là, les monstres existent bel et bien : ce sont les suprémacistes blancs, les autorités indignées par les revendications noires et mues par un anticommunisme primaire. L’obscurité peut renvoyer à la fois à leurs moyens d’action – les espions dans les universités ou les filatures discrètes, par exemple – et à l’obscurantisme qui préside à leurs décisions.
Chicago (1919), Tulsa (1921), Harlem (1943, 1964), Watts (1965), Sacramento (1967), Detroit (1967), Memphis (1968)… La liste des événements mentionnés, parfois à travers une unique vignette, est aussi longue que les rangs des manifestants qui réclament des logements décents et l’égalité des droits à Birmingham en 1963. « Le problème noir » fut en son temps superbement verbalisé par l’écrivain James Baldwin, dont on retrouve judicieusement certaines formules dans cet album. Il transparaît aussi par l’hostilité des forces de l’ordre envers les militants afro-américains – chiens enragés, canons à eau, manifestations de violence… L’histoire d’Angela Davis entre en résonance avec celle de sa communauté : c’est son père voulant répondre aux vexations et attentats blancs par le recours aux armes ; c’est elle se dressant avec témérité devant la voiture de suprémacistes blancs ; ce sont les maisons incendiées qu’on reconstruit ensemble, solidairement, à « Dynamite Hill » ; ce sont les chasses aux sorcières dictées par des réflexes anti-rouges infondés ; ce sont le Che Lumumba club, les Black Panthers, les frères de Soledad abhorrés par le pouvoir blanc…
« Un génocide ». Le terme d’Angela Davis a beau être excessif, il traduit un climat que d’autres ont objectivé plus précisément. Car en lisant Traquée, on se rappelle les écrits de W.E.B. Du Bois ou de Howard Zinn. Des réminiscences cinématographiques remontent à la surface. Ce sont les images de Norman Jewison (Dans la chaleur de la nuit) ou d’Alan Parker (Mississippi Burning). Ce n’est pas un hasard si la première rencontre de George Jackson avec des Blancs, contée dans l’album, s’est soldée par une attaque à la batte de baseball. Les rapports interraciaux, caractérisés par les inégalités, la défiance et la brutalité, n’émergent que conflictuellement dans une Amérique rétrograde et pré-droits civiques. Mais le récit de Fabien Grolleau ne s’y résume pas. Il comprend aussi un peu de tendresse. Les affinités idéologiques d’Angela Davis et George Jackson débouchent sur une touchante histoire d’amour. Leurs correspondances constituent l’un des poumons narratifs de l’album, par ailleurs joliment illustré par Nicolas Pitz, dont le trait, ne cédant pas à l’hyperréalisme, demeure clair et épuré. Notons enfin qu’à la fin de Traquée sont glissées les interviews (bon enfant et finalement peu instructives) du scénariste et du dessinateur.
Traquée, Fabien Grolleau et Nicolas Pitz
Glénat, octobre 2020, 152 pages