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« Success Story » : généalogie des vies multiples

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Et si les archives, les papiers froissés et les portraits oubliés pouvaient raconter, mieux que les romans, l’extraordinaire complexité d’une vie ? Dans Success Story (Delcourt), Fabien Grolleau et Nico Cado suivent Jeanne et Angelo, deux “généalogistes successoraux”, lancés à la poursuite d’un héritage qui n’a rien d’ordinaire. De Venise à l’Ukraine, en passant par le Canada, ils exhument les mille vies de Suzy Godart, alias Anna, alias Suzanne, alias… autant de noms pour dire la survie, la fuite et la résilience.

On pourrait d’abord croire à une comédie légère : Jeanne, pétillante et pragmatique, doit canaliser Angelo, vieil excentrique à l’ego parfois aigu, entre verbiages et intuitions de génie. Le duo fonctionne selon une mécanique burlesque, presque théâtrale. Mais tout bascule vite vers le drame : derrière la question d’un appartement parisien resté fermé depuis 1942 se profile la grande Histoire, celle des persécutions, des camps, des exils.

Car Suzy Godart, la “gentille mamie” décédée, se révèle plutôt insaisissable : femme aux identités multiples, elle fut Anna Notkin, née en 1910 en Pologne ; Anna Wakowsky, mariée à un peintre promis à Paris ; Suzanne Harlong, survivante des heures noires ; Suzanne Godard, commerçante respectée d’une petite ville française. À chaque nom, un fragment de vie, une strate d’Histoire, un masque nécessaire pour traverser un siècle d’autant plus chahuté quand on a le malheur d’être juif.

Graphiquement, Nico Cado alterne avec souplesse entre un trait clair, vif, qui accompagne les bons mots et élans comiques du tandem enquêteur, et des planches plus sobres, presque sépia, quand le récit plonge dans les souvenirs de guerre. Cette variation donne à l’album un rythme singulier : un va-et-vient permanent entre la légèreté de la quête notariale et la gravité de ce qu’elle déterre.

Là où d’autres récits mémoriels se font pesants, Success Story avance avec une énergie presque ludique. C’est que Fabien Grolleau a choisi ici le mélange des genres : comédie de mœurs, roman d’aventures et chronique historique. Le résultat est surprenant, souvent drôle, et pourtant traversé par une émotion brute, notamment lorsqu’apparaît Vanya, enfant fragile devenue l’un des rares rescapés de Sobibor. Mais pas que, puisque l’on a affaire à deux familles relativement ignorantes sur leur histoire, à un « faux » pictural qui ne l’est pas tout à fait, à une femme résiliente qui se réinvente sans cesse dans le deuil, l’abandon et l’épreuve de la haine.

Le titre, Success Story, sonne comme une ironie douce-amère. Car si l’on célèbre la survie, l’émancipation, les combats, on ne perd jamais de vue le prix payé : la culpabilité des absents, les secrets tus, les identités effacées. Le lecteur ressort à la fois léger, emporté par l’humour d’Angelo, les trouvailles visuelles et les dialogues vifs, et lesté du poids d’une histoire qui n’est pas seulement celle d’une famille, mais aussi celle d’un siècle entier. Success Story nous rappelle qu’il n’existe pas de vie simple, pas d’existence sans zones d’ombre. Et que derrière chaque nom sur un registre, chaque appartement poussiéreux, peuvent se cacher des destins dignes d’un roman.

Success Story, Fabien Grolleau et Nico Cado 
Delcourt, septembre 2025, 120 pages

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