Cet album est une nouvelle version de Shelter (Les Humanoïdes Associés – 1980), titre inspiré à Chantal Montellier par celui d’une chanson figurant dans l’album Let It Bleed (1969) des Rolling Stones, sur le thème de l’apocalypse sociale. À l’époque, Shelter valut à la dessinatrice un passage – maladroit – dans l’émission TV Apostrophes qui fut néfaste à sa carrière. Presque 40 après, elle le reprend entièrement en le redessinant avec des couleurs, y ajoutant 30 pages dont une nouvelle fin.
Dans un futur relativement proche, la société occidentale a mal tourné. À force de dérives (violences diverses et émeutes accompagnant la montée de l’insécurité), la société est devenue hyper policée et contrôlée, au détriment des libertés. Nous voyons ainsi un couple qui, un soir, va au supermarché pour acheter un cadeau de dernière minute à destination des personnes chez qui ils sont invités. Le supermarché est sur plusieurs niveaux en sous-sol (l’idée étant de se protéger des risques atomiques). Au 8è sous-sol une sirène d’alarme retentit. Bientôt le directeur du supermarché prend la parole pour annoncer que ce qui devait arriver vient d’avoir lieu : une catastrophe nucléaire, suite à un attentat sur une centrale, en conséquence de quoi les portes du supermarché se sont automatiquement fermées hermétiquement et resteront bloquées tant qu’une menace persistera. Voilà une bonne centaine de personnes (il était relativement tard et l’heure de la fermeture quotidienne approchait), en vase clos pour une durée indéterminée (association d’idées… le loft, à plus grande échelle). Rapidement, ce petit monde s’organise, sous la direction de l’équipe du supermarché, avec répartition raisonnée des vivres et des vêtements. Rassurant, le directeur assure que le groupe pourra vivre ainsi pendant de longues années. Fait notable : l’argent n’a plus court.
Autarcie forcée
Chantal Montellier imagine donc une situation où un groupe isolé du reste du monde (peut-être tout simplement anéanti) s’organise pour survivre. L’intérêt, c’est que ce groupe représente une mini-société, sorte de modèle réduit de celle dont elle est issue. Cette mini-société s’organise et cela fonctionne… jusqu’à un certain point. Les soucis apparaissent lorsque certains comprennent que la direction s’arrange pour que les individus (ses anciens clients) évitent de trop se poser de questions. Il faut que chacun reste à sa place et poursuive ses activités (d’intérêt général), sans jamais en dévier. Ceux qui n’adhéreraient pas à cette volonté, la direction finit par décider que si vraiment ils considèrent que le lieu est devenu une sorte d’enfer (des scènes de l’enfer tel qu’imaginé par Jérôme Bosch occupent souvent une sorte de toile de fond, rappelant que « L’enfer c’est les autres » et aussi que « L’enfer est pavé de bonnes intentions »), le mieux est qu’ils rejoignent l’enfer théorique de l’extérieur. Remarque immédiate : c’est possible dans cette mini-société à l’intérieur d’une plus importante. Mais dans une société à l’échelle d’un pays, il ne reste que la solution de l’enfermement, ce qui présente un aspect ironique puisque dans le cas de la BD, les individus dont il est question sont précisément enfermés, sans même savoir pour combien de temps.
Fondements d’une société
La BD peut être vue comme une invitation à une réflexion de nature philosophique : quel est le but d’une société (ou d’une civilisation) ? À première vue, je dirais que le but devrait être de trouver un point d’équilibre pour se perpétuer. Cela devrait vouloir dire que chacun de ses membres peut y trouver sa place pour s’épanouir personnellement. Il faut également tenir compte des changements (ou évolutions) perpétuels inhérents à la vie. Quel qu’il soit, un groupe ne peut donc garder sa cohésion que si ces évolutions ne perturbent pas ses fondements. L’idéal serait au contraire que l’accomplissement d’objectifs réalisés en commun contribue au renforcement de la cohésion.
Le cas Shelter
Ici, on constate que les dés sont pipés puisque, d’emblée, le pouvoir est accaparé par la direction du magasin (le logo de Shelter détourne celui de Superman) et n’est jamais remis en question. Cette direction exerce une forme de manipulation tristement classique parce qu’elle fonctionne très bien du fait de l’absence de réaction au moment où il le faudrait (dès l’origine, sinon celles et ceux qui la subissent risquent d’illustrer la théorie du poisson dans la casserole qui supporte l’augmentation progressive de la température de son eau et meurt avant de se rendre compte de ce qui lui arrive) et parce que dès lors qu’un pouvoir se met en place, celles et ceux qui le détiennent ne pensent qu’aux moyens de le maintenir et le renforcer. Or, on constate également que le pouvoir exercé par la direction s’appuie sur les principes qui s’exerçaient dans la société d’avant l’isolement. Ce que décrit Chantal Montellier, c’est donc une société vouée à l’échec du fait même de ses fondements. Sachant aussi que la peur renforce les inhibitions, la direction insiste sur tout ce qui peut rassurer le citoyen lambda. Focalisée sur sa critique de la société de consommation (de nombreux détails font mouche), Chantal Montellier fait de McDonald’s sa principale tête de turc, ce qui était certainement symboliquement révélateur en 1980, mais trop réducteur aujourd’hui (les GAFA devraient désormais se retrouver comme principales cibles de notre courroux). Elle se rattrape un peu avec le savoureux détail du McRon. Quant à l’ajout annoncé de 30 pages, j’imagine qu’il correspond essentiellement au cauchemar dont la présence ou l’absence ne change pas fondamentalement le scénario (mais il renforce la tension).
Causes et effets
Sinon, Chantal Montellier se fait plaisir dans cette version en éclaboussant de couleurs chaque planche (ce qui colle assez bien avec les images pleine planche qui illustrent la confusion de l’époque et de la situation, mais monopolise dans l’album de la place qui pourrait étoffer la réflexion), le sous-entendu étant probablement qu’il faut se méfier de tout ce qui est trop voyant (à l’image du clown de McDo qui répète à l’infini qu’il est heureux, application simpliste de la méthode Coué à destination des consommateurs). Quant au style graphique adopté ici par Chantal Montellier, il me laisse un peu perplexe malgré son inventivité, notamment avec certains visages comme dessinés d’après photographies. Et si la dessinatrice s’inspire, avec un certain bonheur, de réflexions de nature philosophique dues à Jacques Rancière, elle nous laisse deviner où les situer. D’autre part, elle commence sa BD en décrivant une société hyper surveillée car sous la menace de violences multiples, mais se contente de dénoncer les moyens de contrôle et de surveillance mis en place car ils mettent à mal la liberté individuelle. Elle pourrait faire sentir que cette société dystopique a fait le choix de s’attaquer aux effets plutôt qu’aux causes des diverses menaces violentes, agissant comme la mauvaise médecine qui s’attaque aux symptômes plutôt que de chercher les causes de la maladie. Bien évidemment, il s’agit de la solution de facilité consistant à dire qu’on agit alors qu’on est déjà dépassés et parce qu’agir sur les causes demande du temps et des efforts du côté de l’éducation, des soins et des activités diverses à proposer aux individus pour qu’ils puissent s’épanouir.
En conclusion
On peut se demander si la possibilité d’arriver à une société organisée de façon satisfaisante est encore possible sur cette Terre. Certains y verraient la faute au péché originel. Ne faut-il pas plutôt y voir la tendance naturelle de l’homme à vouloir exercer une domination sur son entourage ? D’ailleurs, peut-on envisager une société sans dominants et dominés ?