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« Seul le silence » : quand le crime vous enveloppe

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Les éditions Philéas publient une adaptation en bande dessinée du roman Seul le silence, de R.J. Ellory. Fabrice Colin et Richard Guérineau y racontent le destin funeste de Joseph Vaughan, obsédé durant une bonne partie de sa vie par un tueur en série…

Adapter Seul le silence en bande dessinée avait tout d’une gageure : par son amplitude narrative, par sa ronde de personnages, le roman de R.J. Ellory se prêtait a priori davantage à la prose au long cours qu’à l’illustration visuelle. Le premier tour de force du scénariste Fabrice Colin et du dessinateur Richard Guérineau consiste précisément à y apporter un démenti définitif. Leur roman graphique de quelque cent pages renferme en effet l’essentiel du thriller d’origine et sacrifie finalement peu de la densité dont il pouvait se prévaloir. L’intrigue s’amorce en 1939 dans le sud des États-Unis, dans la petite ville d’Augusta Falls, en Géorgie. Comme le rappellent certaines superpositions entre les cartouches de Joseph Vaughan, narrateur et principal protagoniste, et des vignettes centrées sur le conflit en cours, la Seconde guerre mondiale apparaît longtemps en toile de fond des événements tragiques qui frappent la communauté rurale géorgienne.

Ces drames nous sont contés avec une grande sensibilité, à travers les yeux – et les sentiments – du jeune Joseph Vaughan. L’atroce assassinat d’Alice van Horne le meurtrit particulièrement : c’était « la bienveillance incarnée », « l’innocence dans un corps de 11 ans ». En proie à un vent de panique, Augusta Falls va réagir comme n’importe quelle communauté dans pareille situation, c’est-à-dire de manière irrationnelle et en désignant sans autre forme de procès des boucs émissaires : on se méfie des vagabonds ou des étrangers de passage, on décrète l’état d’urgence. La stéréotypisation et l’essentialisation des comportements avaient déjà, quelques instants plus tôt, fait l’objet d’une discussion animée, portant sur le systématisme avec lequel on réduit les Allemands au nazisme ou les Noirs à la criminalité. Après une première accalmie, les meurtres reprennent. Pourtant, « pendant plus de neuf mois, les habitants d’Augusta Falls ont réussi à se persuader que le drame qui les avait frappés n’avait été qu’un rêve ».

La réaction de la jeunesse d’Augusta Falls mérite que l’on s’y attarde. Joseph Vaughan et ses amis forment un groupe auto-baptisé les « Anges gardiens », censé traquer l’assassin afin de protéger leur communauté. Fabrice Colin insiste beaucoup sur la manière dont ces adolescents entendent se dresser contre le mal qui les guette. À cet égard, Joseph apparaît comme l’élément le plus perturbé et investi : très vite obsédé par le tueur en série, il vit comme une blessure personnelle chaque disparition, au point de voir son existence tout entière aspirée dans une spirale frénétique de violence qui n’est pourtant pas la sienne. La noirceur et la complexité de Seul le silence doit beaucoup à la manière dont résonne en Joseph la tragédie qui frappe Augusta Falls : si une triple vignette sépia (teintes prédominantes dans l’album) sur un corps sans vie a quelque chose de glaçant, les traumatismes psychologiques du jeune protagoniste le sont probablement plus encore.

Seul le silence est non seulement étroitement lié à la série de meurtres qui va poursuivre Joseph Vaughan durant une bonne partie de sa vie, mais aussi à la manière dont l’écriture va lui servir d’exutoire. Écrivain talentueux, il va s’employer à publier un grand roman, en passant par les nombreuses étapes transitoires de l’édition : refus de publication, rédaction de nouvelles, échecs variés, moments creux, puis succès… Un autre enjeu, filial, va sous-tendre tout l’album. La relation entre Joseph et sa mère est plusieurs fois mise à l’épreuve, notamment à la suite de la découverte de sa liaison avec Gunther Kruger, un voisin allemand bientôt bouté hors d’Augusta Falls par l’incendie de sa maison, ou en raison de la maladie mentale qui l’afflige (elle va connaître « la solitude la plus pure, la plus profonde qu’on puisse imaginer »). Joseph va aussi vivre deux romances : la première avec son ancienne prof Alexandra Webber, à l’écoute, soucieuse de son bien-être et protectrice, la seconde avec Bridget, dont le meurtre, qui épaissit encore le mystère, lui vaudra une accusation pénale et un séjour en prison.

Toutes ces subtilités dramatiques s’enchâssent et font de Seul le silence une œuvre substantielle, ingénieusement mise en images par Richard Guérineau, dont le trait fin et les couleurs livides se prêtent particulièrement bien à l’exercice. On l’a vu, le lecteur épouse le point de vue d’un individu durablement meurtri par les crimes qui touchent sa communauté. Il précise d’ailleurs lui-même : « Peut-être ne voulais-je devenir écrivain que dans l’espoir de transformer la douleur en histoire… » Pour Joseph, cette confrontation continuelle avec le mal s’apparente à une dépossession. « J’avais l’étrange sensation que chacun de mes actes était réglé d’avance, dicté par une conscience supérieure. » Par ailleurs, le whodunit en lui-même tient en haleine, de même que les nombreuses considérations connexes, telles que la haine raciale (les conversations au bar, les allusions au KKK, les ressentiments contre les Kruger, etc.) ou la description des pénibles conditions de détention. L’adaptation de Fabrice Colin et Richard Guérineau tient ainsi toutes ses promesses et ne devrait laisser aucun lecteur indifférent.

Seul le silence, R.J. Ellory, Fabrice Colin et Richard Guérineau
Philéas, octobre 2021, 104 pages

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