Sous le vernis d’une aventure souterraine inspirée de Jules Verne, Satanie (rééditée chez Soleil dans la somptueuse collection Métamorphose) se révèle bien davantage qu’un simple voyage au centre de la Terre. Fabien Vehlmann et Kerascoët y creusent le mythe de l’enfer, mais surtout celui de l’âme humaine, dans une odyssée onirique et charnelle où la couleur devient langage et le vertige, une forme de révélation.
Il y a dans Satanie quelque chose qui tient de la fable inversée, un Orphée de l’abîme qui ne remonte pas vers la lumière mais s’abandonne aux ténèbres pour y chercher la vérité. Charlie s’y jette corps et âme, littéralement, à la poursuite de son frère disparu. Ce dernier, prénommé Constantin, est un spéléologue quelque peu illuminé désireux de prouver que l’Enfer n’est pas une invention métaphorique, mais bel et bien une réalité tangible : une humanité parallèle, née sous terre, descendante mutée de nos ancêtres préhistoriques. L’idée, follement darwinienne, pourrait faire sourire si elle ne débouchait pas sur une aventure haletante.
Car très vite, l’expédition se transforme en épreuve. Piégée par la crue, la petite troupe s’enfonce toujours plus bas, au propre comme au figuré. Dans ce gouffre sans retour, la foi s’effrite, la raison vacille, les corps et les esprits tendent à se déliter. Ce que Fabien Vehlmann met en scène, ce n’est pas seulement un périple scientifique, mais aussi une traversée intérieure, de nature à mettre à nu la psyché des protagonistes. Charlie affronte à ses propres démons : ceux de la perte, de la culpabilité, de la fascination fraternelle. Parallèlement, l’abbé Montsouris, compagnon d’infortune relativement paradoxal, tente de baptiser les ténèbres au nom de Dieu.
On pense à Dante, bien sûr, mais aussi à The Descent pour sa tension claustrophobe. Fabien Vehlmann, lui, tisse son enfer à la croisée du mythe, de la science et du rêve. Il y a de la philosophie sous cette aventure en apnée, une réflexion ironique sur la foi, l’évolution et les monstres que l’on enfante quand on cherche trop obstinément la vérité. Mais ce vertige serait lettre morte sans le travail graphique des Kerascoët (Marie Pommepuy et Sébastien Cosset), dont l’art donne ici sa pleine mesure. Leur dessin s’ouvre peu à peu sur des visions d’une ampleur hallucinée. Les formes se gonflent, se métamorphosent, et la couleur devient le véritable habit de la narration. Tout est organique, mouvant, presque sensuel : les créatures aux allures de démons cornus, les prairies souterraines, les bestiaires improbables…
L’album parvient à concilier les contraires – horreur et émerveillement, philosophie et aventure pulp, humour et tragédie. La tension narrative ne faiblit pas : le lecteur va de découverte en découverte, et lorsque vient la dernière planche, tout paraît à la fois accompli et suspendu.
Rééditée dans un format intégral de 128 pages, Satanie confirme la pertinence de la collection « Métamorphose » de Soleil, qui se plaît à accueillir des œuvres hybrides, à la fois exigeantes et sensorielles. C’est un album sur la quête, sur le lien fraternel, sur la tentation de sonder ce qui se cache sous la surface (de la terre comme du cœur humain). Une œuvre totale, hypnotique, imparfaite, mais qui laisse le lecteur ébloui.
Satanie, Fabien Vehlmann et Kerascoët
Soleil, octobre 2025, 128 pages




