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« Plus jamais je ne visiterai Auschwitz » : la mémoire falsifiée

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Avec Ari Richter, la mémoire ne se transmet pas : elle s’infiltre, se déforme, se débat contre ses falsifications. Dans Plus jamais je ne visiterai Auschwitz, roman graphique d’une grande personnalité, l’artiste new-yorkais propose un témoignage familial qui se double de la radiographie d’un traumatisme collectif, le tout fouillé à la pelle du doute et de l’ironie. Entre l’ombre de Dachau et la lumière hésitante des États-Unis post-Trump, le livre se pose une question en tout point obsédante : que reste-t-il à hériter quand la mémoire devient spectacle ?

Descendant de survivants de la Shoah, Ari Richter visite Auschwitz, médusé. Il observe les perches à selfie, les casquettes de baseball, les panneaux multilingues vantant les circuits “éducatifs”. La cantine sert du porc à toutes les sauces et l’accent est partout mis sur les victimes polonaises du camp. Son regard oscille alors entre l’effroi et la nausée : la douleur de ses aïeux a été mise en vitrine. C’est là que naît le titre, presque un cri : Plus jamais je ne visiterai Auschwitz. L’homme goûte peu la muséification, cette anesthésie par excès de pédagogie.

Le livre, lui, s’ouvre sur les visages de quatre générations : les grands-parents rescapés des camps, les parents silencieux, l’enfant américain cherchant à comprendre et, enfin, le père contemporain, inquiet pour ses filles. Ari Richter leur prête à chacun un style graphique différent, comme si chaque époque avait sa propre manière de voir et de se souvenir. Parfois même, les visages se déforment, les cadres éclatent, la mémoire devient un collage. 

L’artiste juxtapose l’histoire familiale à des épisodes plus intimes : son enfance en Floride, marquée par un antisémitisme “de voisinage”, feutré, banal ; ses études, où l’assimilation juive prend la forme d’un effacement volontaire ; puis le choc du massacre de Pittsburgh en 2018, réveillant le fantôme des pogroms. De ce tremblement personnel naît un ouvrage personnel et dense, qui mêle reportage, journal et satire. Ari Richter s’y dessine parfois en Indiana Jones du trauma, brandissant un arbre généalogique comme un testament de la souffrance juive – humour noir salvateur, presque thérapeutique.

Mais ce qui affleure avant tout, c’est une lucidité sans concession. L’auteur trace un parallèle glaçant entre l’Amérique contemporaine et l’Allemagne des années 1930 : la rhétorique populiste, la peur de l’“autre”, la mémoire falsifiée. Là encore, la bande dessinée devient une chambre d’écho : les planches se remplissent d’écrans de télévision, de tweets, de visages déformés par la haine numérique. La mémoire du mal change de support, mais pas de nature.

Ari Richter excelle dans ces passages où l’Histoire et la domesticité s’entrelacent. Ce sont des conversations édifiantes, des souvenirs d’une judéité longtemps impensée, des lieux de mémoire disparus, réaffectés, ou un couple juif accueilli chez un ancien SS. La mémoire, chez lui, prend les traits d’un organisme vivant, parfois malade, mais indestructible.

Ari Richter signe ici un livre nécessaire, inconfortable, profondément contemporain. Un cri contre la banalisation du mal, mais aussi une réflexion sur le poids de la filiation. Plus jamais je ne visiterai Auschwitz ne raconte pas la Shoah : il raconte ce qu’elle fait à ceux qui viennent après. Et c’est sans doute cela, aujourd’hui, le véritable devoir de mémoire : ne pas s’incliner devant les ruines, mais apprendre à vivre avec leurs ombres qu’elles supportent.

Plus jamais je ne visiterai Auschwitz, Ari Richter
Delcourt, octobre 2025, 264 pages

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