Paris-Damas : Liaisons mortelles de Jean-Claude Bartoll et Nicolas Otero, édité par Delcourt dans sa collection « Encrages », explore les relations tumultueuses et parfois mortifères entre la France et la Syrie sous la dynastie des Assad. Cette bande dessinée historique met en lumière quarante ans de manipulations, d’accords secrets et d’attentats, mais aussi de fascination-répulsion, qui ont profondément marqué ces deux pays. Elle révèle par ailleurs des aspects encore méconnus des relations bilatérales, de la période du mandat français jusqu’à la guerre civile syrienne actuelle.
L’œuvre débute en rappelant un fait historique déterminant : le protectorat exercé par la France sur la Syrie entre 1920 et 1946. C’est au sortir de la Première Guerre mondiale, en vertu des accords Sykes-Picot de 1916, que la France reçoit la tutelle de la Syrie et du Liban. Cet épisode est fondamental pour comprendre la structure sociale et politique du pays qui, bien qu’émancipé de la tutelle ottomane, se retrouve alors sous une nouvelle domination, cette fois française, contre laquelle s’insurgent les nationalistes syriens, qui aspirent à une indépendance totale. La France impose cependant son mandat, restructure la région et accompagne la création de l’État libanais, une plaie ouverte dans les relations entre les deux pays.
Dans ce contexte difficile et souvent conflictuel, la France va jouer un rôle important dans l’ascension des Alaouites, une minorité longtemps marginalisée. Le mandat français permet à cette communauté d’accéder à des positions de pouvoir, notamment dans l’armée et l’enseignement, un changement qui a des répercussions directes sur la crise syrienne contemporaine. La montée des tensions entre la majorité sunnite et la minorité alaouite, représentée par la famille Assad, prend en effet racine dans cette première réorganisation sociopolitique, favorisée par la France.
L’ascension d’Hafez el-Assad : des ambitions nationales à la domination régionale
Un des chapitres centraux de Paris-Damas : Liaisons mortelles est consacré à l’ascension d’Hafez el-Assad, une figure incontournable dans l’histoire contemporaine syrienne. Ancien militaire formé à l’Académie militaire syrienne, il gravit les échelons jusqu’à devenir chef d’état-major de l’armée. Un coup d’État en 1970 lui permet de s’emparer du pouvoir pour ne plus le lâcher. Dès le début de son règne, Hafez el-Assad rêve de restaurer la « Grande Syrie » et de récupérer le plateau du Golan occupé par Israël.
Sur la scène intérieure, son règne est marqué par l’instauration de l’état d’urgence et une répression féroce des opposants, principalement des Frères musulmans, qui initient une guérilla urbaine de plus en plus violente (cf. Hama). Le régime d’Assad se distingue cependant par une répression se déroulant en partie sous cape : plutôt que de recourir aux massacres de masse comme Saddam Hussein en Irak, Assad préfère remplir les prisons, orchestrer un système de délation massif et généraliser les opérations de surveillance menées par les services secrets, particulièrement la moukhabarat de l’armée de l’air.
Les relations troubles entre la France et la Syrie sous les Assad
Jean-Claude Bartoll et Nicolas Otero s’intéressent de près aux relations diplomatiques mouvementées entre la France et la Syrie sous Hafez et Bachar el-Assad. Alors que François Mitterrand, Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy n’ont pas hésité à s’afficher publiquement aux côtés des Assad, les relations ont parfois été tendues, notamment en raison du soutien syrien au terrorisme international dans les années 1980.
La bande dessinée revient sur les attentats qui ont ensanglanté la France en 1986, mais aussi sur les kidnappings de ressortissants français au Liban, orchestrés par des groupes proches du régime syrien. La présence militaire syrienne au Liban, qui atteint son apogée avec 40 000 soldats en 1990, devient quant à elle une source de friction constante entre Paris et Damas. Hafez el-Assad cherche à mettre son voisin en coupes réglées. Cependant, malgré ces tensions, le président syrien parvient à restaurer une certaine respectabilité internationale en rejoignant la coalition menée par les États-Unis lors de la première guerre du Golfe en 1991.
Le passage de témoin à Bachar el-Assad et la dégradation des relations franco-syriennes
Les réélections d’Hafez el-Assad succédaient de longues périodes de préparation dignes des propagandes staliniennes. Sa succession disputée est également traitée dans Paris-Damas : Liaisons mortelles. Le chapitre consacré à l’arrivée au pouvoir de Bachar el-Assad, après la mort de son père en 2000, permet d’évoquer les espoirs initiaux suscités par ce jeune président formé en Europe, mais aussi la rapide désillusion qui s’ensuivit. La bande dessinée montre notamment comment Jacques Chirac, qui avait assisté aux funérailles de Hafez el-Assad, se rapproche de Bachar, avant que l’assassinat de l’ancien Premier ministre libanais Rafic Hariri en 2005, perçu par Paris comme une manœuvre de Damas, ne vienne passablement dégrader ces relations.
Sous Nicolas Sarkozy, la relation avec la Syrie connaît une brève embellie, avant de sombrer à nouveau dans l’hostilité lorsque la révolte du printemps syrien de 2011 se transforme en guerre civile. La France, sous François Hollande, prend une position ferme contre le régime syrien et soutient l’opposition, marquant la fin des relations historiques entre Paris et Damas.
Paris-Damas : Liaisons mortelles retrace ainsi, étape par étape, les grandes lignes des relations franco-syriennes. Les auteurs éclairent des événements contemporains majeurs tels que les attentats en France et la guerre civile en Syrie. Ils énoncent aussi les mécanismes dictatoriaux qui ont présidé au règne des Assad. Un rappel sombre mais nécessaire des noces sanglantes entre Paris et Damas, où politique et violence s’entrelacent inextricablement.
Paris-Damas : Liaisons mortelles, Jean-Claude Bartoll et Nicolas Otero
Delcourt/Encrages, septembre 2024, 136 pages