Toujours très inspirés, les frères Ulysse et Gaspard Gry poursuivent leur exploration de l’univers des pièces qu’ils imaginent vivre sur un plateau d’échecs. La fin de la partie approchant, les clans peaufinent leurs stratégies. Il est question de sport et de politique, ce qui nous renvoie à tout un tas d’observations issues de notre monde.
Avec cet épisode s’ouvrent les Jeux des Jeux où les auteurs se plaisent à poursuivre le parallèle qu’ils établissent entre le monde de la partie d’échecs qui se joue dans la série et notre monde. On sent chez eux un véritable intérêt pour le sport, au moins comme reflet de notre société. Eux comme nous gardons en tête les Jeux Olympiques de Paris 2024. Ils glissent également une allusion à la coupe du monde de football au Qatar, quand on voit le chancelier Jaiseth s’inviter de façon cavalière (il est en campagne) sur un plateau TV en pleine interview d’un athlète. Une autre émission met Jaiseth en relation avec un certain professeur qui, lui, nous renvoie à un personnage controversé lors de l’épidémie de Covid. Aux Jeux des Jeux, le backgammon reçoit et organise des épreuves sportives entre participants issus des différents jeux de plateaux, ce qui présente l’avantage de nous préparer à la deuxième partie de l’épisode. Le jeu politique que nous connaissons se trouve une nouvelle fois épinglé tout au long de l’album. A ce propos, le slogan de la ligne « Make chess great again » est une allusion transparente et d’actualité, surtout en anglais. On l’observe sur la façade d’un bar qui soutient le candidat Jaiseth, ce qui donne une autre formidable occasion de croiser les références, puisque des manifestantes (de nuit) crient « Lignards, assassins ! DI-SSOLU-TION ! » avec un jeu de mots particulièrement bien trouvé sur la façade du magasin d’à-côté « A l’emporte-pièces : pompes funèbres ». Au chapitre des jeux de mots, on se délecte également de ceux imaginés autour des marques et de leurs slogans (en particulier dans le domaine sportif). Le scénario s’avère un condensé particulièrement intelligent pour rappeler que dans notre monde tout est politique et qu’à ce jeu… tous les coups sont permis (ou envisageables) ! Ainsi, Jaiseth (une tour) imagine des stratégies a priori imparables, sauf que ses concurrents (un cavalier et un pion) ne sont pas en reste. Trahisons, associations, retournement de veste, tout y passe. Les médias ne se gênent pas pour en faire leurs choux gras et mettre en avant les moments clés de cette campagne qui voit tour à tour chaque candidat prendre l’avantage dans les sondages. Le jeu des alliances devrait tourner à l’avantage des plus forts financièrement, car ils en profitent pour magouiller. Pourtant, la victoire reste tellement incertaine que même les pions peuvent y croire.
Le jeu des réflexions
Alors que la campagne électorale et les Jeux des Jeux font l’actualité, les enquêtes sur les morts suspectes (voir albums précédents) progressent, au point de nous emmener vers d’autres sujets plus sérieux. Les auteurs affichent une belle érudition vis-à-vis des jeux de plateaux, dans leur diversité comme dans leur histoire. Cette connaissance leur permet d’intégrer cela très intelligemment dans l’intrigue. Sans compter qu’ils maintiennent un beau suspense à propos de la partie en cours, malgré les révélations qui s’enchainent. Ils vont même jusqu’à initier un questionnement à tendance philosophique en lien avec le jeu d’échecs. En effet, ils mettent face à face deux personnages fondamentaux dans l’intrigue, dans une situation où il est question des parties qui n’ont jamais eu lieu, car les joueurs ont écarté certains choix de déplacements de pièces. Or, si ces déplacements n’ont jamais eu lieu, ils ont néanmoins été envisagés, ce qui ouvre le champ des réflexions.
Complémentarité des frères Gry
Le scénario est donc assez touffu et complexe, ce qui justifie largement l’épaisseur de l’album : 174 pages avec le dossier bonus en fin d’album, cependant déjà un peu moins que les 215 pages du précédent épisode. Sur les deux premiers albums de la série, on observait encore un aspect d’éparpillement (succession un peu décousue de scènes thématiques) et on avait un peu de mal à imaginer où les auteurs nous entrainaient. Depuis le troisième album, cet effet s’estompe (malgré de nombreuses allées et venues entre les différents lieux où l’action progresse) et la lecture est un réel plaisir pour l’intellect, renforcé comme d’habitude par le dessin en noir et blanc qui nous vaut des planches somptueuses. Outre quelques dessins pleine planche, l’ensemble est à nouveau remarquable, avec ces courbes magnifiques qui contrastent merveilleusement avec les lignes architecturales notamment, mettant ainsi en valeur la diversité de mouvements (et de point de vue) des pièces de l’échiquier. Quant à ces différentes pièces, elles continuent de prendre vie dans nos esprits de lecteurs. Si ce cinquième épisode peut être vu par certains aspects comme un moyen de nous faire patienter intelligemment, on attend avec impatience la parution de l’ultime épisode sur lequel les frères Gry travaillent déjà : ce n°6 qui promet une fin de partie échevelée ! A vrai dire, tout reste possible.