« Marzi, une enfance polonaise » : le communisme autopsié par une fillette

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Chez Dupuis paraît Marzi, une enfance polonaise, succession de tranches de vie à hauteur d’enfant dans la Pologne communiste de la décennie 1980. Sowa y raconte ses plus « tendres » années, en plein bouleversement politique, dans une ville de Stalowa Wola portant tous les stigmates du soviétisme. Son compagnon (de bande dessinée comme au civil) Sylvain Savoia met habilement en images ces témoignages empreints de naïveté, d’espoirs, mais aussi de douleurs.

Le découpage de Marzi, une enfance polonaise se veut relativement simple. La bande dessinée se présente comme une succession de tranches de vie, dont la principale singularité consiste à adopter le point de vue d’une fillette sur la Pologne communiste des années 1980. L’élaboration des planches repose presque exclusivement sur un même principe : six cases où la description prévaut amplement sur les dialogues.

Dans ces scènes de la vie quotidienne, la Pologne se découvre bribe par bribe. À l’instar de Cracovie, Stalowa Wola, la ville natale de Sowa – et par conséquent de la jeune narratrice de la bande dessinée –, s’articule quasi entièrement autour de son usine emblématique. D’ailleurs, quand les ouvriers obtiennent un frigo de confection russe grâce à leur employeur, une bonne partie des HLM avoisinant l’usine voient simultanément trôner dans leurs cuisines le même appareil réfrigérant. Dans les années 1980, l’humeur des adultes en Pologne est souvent maussade. Ils en ont assez. De quoi ?, Marzi l’ignore. Mais elle constate.

Les rayons des magasins sont désespérément vides et, dès qu’ils sont approvisionnés, les gens font la file des heures durant pour acheter du sucre, des oranges, du papier de toilette ou de la viande, en échange de bons. Les tickets de rationnement sont également en vigueur dans les pompes à essence. L’information circulant vite (malgré l’absence notable de téléphone dans les foyers), l’arrivée d’un camion de livraison dans une station-service suffit à congestionner une ville entière. On observe alors des colonnes d’automobilistes se rendant tous au même endroit au même moment, dans l’espoir d’offrir un peu d’énergie à une guimbarde parfois délabrée. Dans cette Pologne désargentée, les ménages cachent leurs maigres économies dans leurs sous-vêtements, un congélateur unique strictement compartimenté sert de garde-manger à tout un immeuble, on ramène de l’étranger des raisins secs ou du chocolat, l’acquisition d’un téléviseur passe par une inscription sur une liste d’attente longue comme la Cinquième Avenue de Manhattan, la plupart des déplacements se font (par défaut) à vélo et on part à la campagne le week-end pour récolter des fruits et des légumes qu’on revend aussitôt à ses voisins pour quelques sous.

Extrait de « Marzi, une enfance polonaise », visible sur le site de l’éditeur.

Marzi, une enfance douce-amère

L’enfance de Marzi n’est pas des plus heureuses. Surtout quand la fillette se compare à une camarade de classe dont le père travaille aux États-Unis. Pendant que cette dernière a la faveur des enseignantes et des airs irritants de princesse, Marzi porte des élastiques de cheveux confectionnés de manière artisanale à partir de… chambres à air. À ses heures perdues, la jeune narratrice joue avec ses amies Monika et Gosia sur leur palier d’immeuble. Elles y monopolisent l’ascenseur ou imitent le pape. D’autres jours, elles sortent se livrer à des parties de cache-cache ou prélever des plumes sur les animaux, quand elles ne se gavent pas, jusqu’à la nausée, de dentifrice américain. Quand les vacances commencent, il faut se rendre dans les champs de fraises. L’utile avant l’agréable. Et le dimanche a beau être le seul jour de repos de la semaine, il y a encore les animaux à nourrir.

Les parents de Marzi conduisent une vieille Fiat 126, qu’il faut pousser dans la neige et qui fait tellement de bruit qu’on s’entend à peine parler dedans. Quand toute la famille se rend au magasin Pewex (une sortie de Disneyland où on paie en dollars, du point de vue de Marzi), la fillette se prend à rêver d’une poupée Barbie bien trop onéreuse – alors que sa copine Gosia possède tout de même une télévision en couleurs, un appareil photographique, le téléphone et même une Skoda ! À Noël, Marzi n’ose évoquer les cadeaux qu’elle reçoit. Ses chaussettes, culottes et pyjama ne rivalisent décidément pas avec les jouets de certains camarades de classe… Elle ne se consolera pas non plus avec les voyages : les seuls que sa famille effectue sont des visites à des proches dans des endroits tout sauf attrayants.

Une Pologne en mutation

Au-delà du portrait ordinaire de la Pologne des années 1980, cette bande dessinée dresse une description glaçante de la situation politique. Un jour de décembre 1981, la télévision cesse d’émettre, jusqu’à ce que le général Jaruzelski apparaisse à la place du présentateur habituel. Il déclare l’état de guerre. Le lendemain matin, des tanks traversent la ville toutes sirènes hurlantes. Bientôt, les conversations téléphoniques sont contrôlées, les services postaux arrêtent de fonctionner, les grèves des travailleurs sont matées, les déplacements limités, les réunions interdites. La situation s’éternise. Pendant 586 jours, les libertés sont – un peu plus – suspendues. Des grévistes sont arrêtés, incarcérés ou assassinés. Les habitants de Stalowa Wola n’écoutent même plus les informations ; désormais, tous les postes de télévision sont coupés à l’heure du journal. C’est une protestation muette et généralisée. De plus en plus, l’Église et la parole du Pape deviennent un refuge, un motif d’espoir. Lech Walesa est à la tête de Solidarnosc et chaque entreprise à son Solidarnosc. C’est un autre motif d’espoir, même si le pouvoir en place demeure sourd aux doléances des syndicalistes.

Marzi, une enfance polonaise ne passe évidemment pas sous silence l’épisode de Tchernobyl. Sowa décrit les hôpitaux soudainement envahis, les solutions données à boire aux enfants, les vaches enfermées, leur lait collecté et immédiatement jeté, les fruits et légumes impropres à la consommation… À travers Marzi, elle explique comment son père a attrapé la jaunisse avec une seringue contaminée à l’hôpital. Elle revient également sur les festivités du 1er mai, mises en scène par le pouvoir communiste, et durant lesquelles étaient soigneusement cochés les noms des participants (considérés alors comme de « bons soldats »). Sowa consacre par ailleurs une séquence aux craintes qu’elle a éprouvées lorsque son père faisait grève pendant son service de nuit.

Tous ces faits, d’échelle intime ou d’ampleur nationale, contribuent à jeter une lumière profuse sur la Pologne des années 1980. Une description à hauteur d’enfant, avec tout ce que cela suppose de naïveté, d’incompréhension et d’espérance. Marzi, une enfance polonaise voisine en ce sens avec Persepolis (point de vue, analyse politique), sans toutefois parvenir à l’égaler. Cela n’enlève rien aux mérites d’une bande dessinée graphiquement cohérente et thématiquement riche.

Marzi, une enfance polonaise, Sowa & Sylvain Savoia
Dupuis, octobre 2019, 224 pages

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