Thierry Gloris et Marie Terray signent une fresque dense et sensible sur ces jeunes enrôlés malgré eux dans l’armée allemande. Une intégrale qui, malgré ses légères inégalités, marque durablement. Malgré nous est à découvrir aux éditions Soleil.
Louis Fischer n’a rien d’un soldat idéologique. Français de cœur, allemand par décret, il vit au quotidien l’absurdité d’une région annexée qui change de langue, de noms de rues et de références culturelles au gré des conflits. Sa famille illustre la fracture : un père mutilé de 14–18, acquis à l’Allemagne, un frère mort pour la France, et une mère qui tente de maintenir l’équilibre. Louis, lui, ne pense qu’à aimer Annette, la jeune fille qu’il rejoint en cachette. Mais dans une Alsace où la moindre incartade peut vous envoyer au front russe, ses illusions d’étudiant s’effondrent. De l’université à la Waffen-SS, il bascule, comme tant d’autres, dans un destin dont il ne voulait pas.
L’intégrale suit son parcours jusqu’à l’Ostfront, et au-delà. Là, le récit atteint une intensité particulière : la campagne de Russie, théâtre d’atrocités quotidiennes, se révèle à travers les yeux d’un jeune homme qui n’a rien contre les ennemis qu’on lui désigne. Les planches montrent les blessés entassés dans des infirmeries, les civils martyrisés, les camarades tombant un à un. Louis découvre malgré lui cette fraternité des armes qui transcende parfois l’idéologie, paradoxe d’une humanité qui survit jusque dans l’uniforme SS. Thierry Gloris donne ici à son personnage une voix intérieure juste, tour à tour révoltée, lucide ou désespérée.
Autour de Louis gravitent quelques figures symptomatiques de l’époque : Conrad Höffer, officier psychopathe nourri par une enfance brisée, utilise le nazisme comme une arme pour assouvir sa haine ; Olga, prostituée russe, incarne un bref refuge charnel au milieu du chaos ; Annette, restée en Alsace, rappelle sans cesse la vie qui aurait pu être. La résistance locale, peu équipée mais opiniâtre, traverse le récit comme un fil ténu d’espoir. Tous ces personnages dessinent un kaléidoscope de comportements face à la guerre : résignation, compromission, vengeance ou simple survie.
Malgré nous vaut aussi pour la maturité de son dessin. Réaliste, lumineux, parfois presque suranné, le trait épouse parfaitement la gravité du récit. Les couleurs directes, douces et nuancées, tranchent avec la dureté des événements, produisant un contraste parfois saisissant. L’intégrale permet par ailleurs de mesurer l’ambition globale de la série. La première partie, centrée sur l’Alsace annexée et la violence de l’occupation, frappe par sa densité morale. La deuxième, plongée sur le front russe, se hisse à un niveau remarquable d’intensité, peut-être le sommet de l’ensemble. La suite, en revanche, se délite quelque peu : intrigue d’amnésie, romance appuyée et résistances édulcorées donnent une impression de relâchement après la rigueur initiale. Mais pris dans son entier, Malgré nous demeure une fresque passionnante, dont le souffle emporte malgré les inégalités de rythme et de ton.
Plus encore qu’un récit de guerre, Malgré nous interroge la mémoire. Ces jeunes Alsaciens et Mosellans furent longtemps perçus comme des traîtres par une France oublieuse des contraintes terribles qui pesaient sur eux. En redonnant à Louis et aux siens leur complexité, Gloris et Terray rappellent qu’il n’y a rien de plus tragique que de perdre son identité au gré des frontières et des diktats.
Finalement, l’intégrale de Malgré nous laisse une impression forte. L’inégalité des tomes n’empêche pas l’ensemble d’imposer une vision singulière, à la fois intime et historique, d’un drame aux douleurs longtemps insoupçonnées. Une lecture nécessaire, dont la sincérité et la puissance graphique en font un jalon précieux de la bande dessinée de mémoire.
Malgré nous, Thierry Gloris et Marie Terray
Soleil, septembre 2025, 200 pages




