Dans Mademoiselle Baudelaire, publié aux éditions Dupuis, le scénariste et dessinateur bruxellois Yslaire s’intéresse aux relations triangulaires entre Charles Baudelaire, sa mère et sa maîtresse Jeanne Duval, mais aussi à l’épopée littéraire du poète ou à sa place dans la bohème artistique de l’époque.
Appelons-la Jeanne Duval, puisque des doutes subsistent quant à son véritable patronyme. Décrite comme une « mulâtresse, pas très noire, pas très belle » par Ernest Prarond, elle partait avec trois handicaps majeurs : sa couleur de peau, son manque d’éducation et l’animosité que lui a vouée sans discontinuer la mère de Charles Baudelaire. Malgré cela, elle a eu sur ce dernier une emprise significative, au point d’être considérée comme une muse inconditionnelle et l’inspiratrice principale des Fleurs du mal. Sur leur relation, le titre Mademoiselle Baudelaire signale deux données paramétriques essentielles : l’attachement inexorable de Charles envers Jeanne, mais aussi l’impossibilité d’officialiser un amour éternellement sujet aux quolibets et aux embûches. Car c’est une relation en tout point erratique qui va guider le récit d’Yslaire, avec quelques symboles visuels en guise de démonstrations : Jeanne en gargouille surplombant l’espace, un vagin représenté par une rose, un phallus infecté incarné par un serpent cracheur de venin, une femme dont la silhouette domine celle de l’artiste tout-puissant, des émanations de fumée projetant des représentations de l’être désiré (magnifique double page 68-69).
Dans le récit romancé d’Yslaire, Baudelaire remarque Jeanne au théâtre du Panthéon, en 1842. Elle n’a pourtant que quelques mots à prononcer sur scène. Mais l’attrait est immédiat – et grisant. Il l’invite à dîner, mais elle reste muette : « Les femmes comme moi, de toute façon, se nomment par leur corps. » Théodore de Banville, Nadar ou Ernest Prarond, les amis du poète, ne pensent pas autre chose, eux qui la brocardent volontiers sans que Charles prenne jamais sa défense. Ce dernier lui rend d’abord des visites rituelles, les lundis entre 16 et 18h, puis emménage près de chez elle. Elle continue à l’appeler « Monsieur » malgré leur intimité maintes fois partagée. En 1845, Baudelaire, jusque-là occupé à dilapider l’héritage de son père dans de faux tableaux de Jacopo Bassano, se voit signifier par un notaire l’intention de sa mère de le priver de ressources. Cette dernière va d’ailleurs honnir Jeanne au point de voir en elle la cause de tous les problèmes de son fils : financiers, sanitaires, psychologiques…
Yslaire ne se contente pas de conter cette valse relationnelle à trois temps. Épousant le romantisme noir de Baudelaire, y ajoutant des visions oniriques et des vignettes parfois à la lisière de la pornographie, il va lier l’artiste à son œuvre, en révélant de quelle étoffe cette dernière est constituée. Il va aussi définir touche par touche la figure d’un poète devenu illustre : ses proclamations poétiques au café Momus, où il n’est encore que l’amuseur en chef d’artistes plus accomplis, son dandysme éprouvé, son train de vie dispendieux, sa fréquentation des cercles haschischins du docteur Moreau – il y rencontre Théophile Gautier et sa Vénus blanche, Apollonie Sabatier –, ses douleurs abdominales soignées au mercure (dont il va s’intoxiquer), sa tentative de suicide en 1845, sa consommation excessive de drogues, son retour chez sa mère, ses séparations et réconciliations avec Jeanne, son attitude lors du « printemps des peuples » de 1848, son rôle dans la revue Le Salut public, ses premiers succès littéraires, les traductions d’Edgar Allan Poe, la censure dont sont frappées ses « fleurs »…
Mademoiselle Baudelaire arbore des dessins magnifiques, aux codes chromatiques différenciés. L’album jouit aussi d’un relief psychologique appréciable, ainsi que de sous-propos sur la drogue ou le racisme. Yslaire s’appuie sur une lettre que Jeanne adresse à la mère de Baudelaire pour charpenter son récit, au sein duquel il glisse, on l’a vu, nombre de représentations symboliques. En ce sens, les animaux occupent une place de choix : corbeaux, chats noirs, serpents ou encore cet albatros auquel s’identifie le poète. « Ses ailes de géant l’empêchent de marcher. » Jeanne, pendant ce temps, va doubler son rôle de maîtresse par celui d’assistante : elle apprend à lire, à écrire, et Baudelaire finit par lui dicter ses proses, souvent dans un état second. Bientôt, les deux amants devront passer de maison en maison, pourchassés par les huissiers. En bon dandy, Baudelaire persiste en effet à dépenser plus que ce qu’il ne gagne. Et bientôt, le couple vole en éclats. Le poète se fait alors ordurier : « Tu as grossi, et tu t’accroches à moi, comme une vieille outre puante et alcoolique ! » La situation est bien plus nuancée : Jeanne obsède Charles, mais ce dernier goûte peu sa liberté et son libertinage. Yslaire portraitise leur relation en romancier, en y apportant ce qu’il faut de drame, de subtilité et de justesse émotionnelle.
Mademoiselle Baudelaire ne cesse finalement d’émerveiller. Par sa radicalité formelle, par son évocation du Paris artistique du XIXe siècle, par le triple portrait de poète, de couple et de relations filiales qu’il porte en son sein. Force est de constater qu’Yslaire parvient, par ses entreprises graphique et narrative, à se porter au plus près de son sujet, à en reproduire l’élan poétique et l’allant passionnel. Signalons enfin que des repères chronologiques viennent clôturer un album qu’on ne saurait trop recommander.
Mademoiselle Baudelaire, Yslaire
Dupuis, avril 2021, 160 pages