Les Pizzlys, qui paraît aux éditions Delcourt dans la collection « Mirages », est un récit pluriel, sur la famille, le deuil, l’écologie, les contrastes culturels, le déracinement ou encore l’amour. Toutes ces thématiques se fondent ensemble dans une unique ligne directrice, interrogeant nos modes de vie et notre relation à la nature et l’altérité.
Scène de la vie parisienne, devenue trop banale : un chauffeur Uber surendetté multiplie les courses pour payer les échéances d’une voiture de luxe dans laquelle il véhicule des clients pressés, peu courtois, parfois malades. Nathan fait partie de ces bataillons précarisés qui ont sacrifié leurs études par la force des choses – le deuil de sa mère, la nécessité de s’occuper de son frère et de sa sœur – et se trouvent désormais sous la coupe d’une plateforme déshumanisée, en rupture consommée avec le droit social. Le jeune homme se confond désormais tant avec sa BWM et son GPS qu’il en vient à s’extraire de la réalité, lors de moments d’absence de plus en plus fréquents, pour répondre machinalement aux instructions de l’un tout en tenant la volant de l’autre.
Les Pizzlys va proposer une échappatoire à cette séquence d’exposition désillusionnée. Et métaphoriquement, c’est un accident de la circulation mettant son véhicule hors d’usage qui va pousser Nathan à étudier sérieusement la proposition d’une cliente, Annie, qui l’enjoint de l’accompagner en Alaska, loin du tumulte métropolitain, pour renouer avec l’environnement et surtout avec lui-même. Accompagné de Zoé et Étienne, il accepte finalement de partir au grand large, ce qui constitue pour chacun d’entre eux une rupture profonde : le manque d’électricité ne permet pas de recharger la batterie de la console d’Étienne, qui s’en désole, l’iPhone de Zoé est en jachère, les températures glaciales nécessitent un temps d’adaptation, la nourriture vient occasionnellement à manquer et des menaces bien tangibles apparaissent çà et là.
À ces considérations bien entendues, Jérémie Moreau va injecter ce qu’il faut de poésie et de justesse pour susciter l’intérêt du lecteur. C’est d’abord une couverture aux couleurs douces et agréable au toucher, dessinant en filigrane un ours. On passe ensuite à un choc culturel matérialisé, avec beaucoup d’à-propos, par deux dessins antinomiques. Puis à des représentations psychédéliques, ou au travers desquelles l’homme apparaît en fusion avec la nature. À une palette chromatique faisant la part belle aux teintes rosées et, pour portraiturer l’Alaska, au blanc et au bleu. L’auteur et dessinateur n’oublie pas, après avoir sondé la vie parisienne, de se pencher sur ces villages indiens vidés de leurs habitants, soumis aux affres de la violence et des assuétudes (alcool, drogues), menacés par les bouleversements écologiques et leurs catastrophes sous-jacentes. Ces dernières sont parfois silencieuses, à l’instar de ces cycles naturels interrompus, brisés, brouillés, qui empêchent désormais les autochtones de prévoir quand et quoi récolter ou chasser.
Il ne serait pas exagéré d’avancer que Les Pizzlys comporte une dimension philosophique, voire métaphysique. Dans sa construction narrative, il semble nous faire passer de Laurent Cantet à Into the Wild, les pérégrinations des personnages les menant des douleurs et vacuités urbaines aux grands espaces enneigés où on redécouvre les besoins primaires (se nourrir, se chauffer, dialoguer, découvrir). Jérémie Moreau radiographie les failles humaines et civilisationnelles dans des planches souvent aérées et clôture son album par une séquence quasi onirique, dont les couleurs et lumières font écho au feu environnant. S’il fallait à tout prix exprimer des réserves, ces dernières porteraient plutôt sur les dessins, parfois sommaires, et notamment en ce qui concerne les expressions faciales, volontairement réduites à leur portion congrue. Pas de quoi gâcher une lecture caractérisée par sa densité et sa sensibilité.
Les Pizzlys, Jérémie Moreau
Delcourt, octobre 2022, 200 pages