Avec cet album, le dessinateur Joann Sfar apporte une deuxième partie à son autobiographie. Alors que la première parte, La synagogue (2022) était plutôt centrée sur son père, Les Idolâtres s’intéresse à la figure de sa mère.
A vrai dire, Joann Sfar a perdu sa mère alors qu’il avait trois ans. Pour toute explication, on lui a dit qu’elle était « partie en voyage. » Évoquer sa mère revient donc à évoquer une absence. C’est ce qu’on observe avec cet album, du moins dans un temps introductif, lorsqu’il évoque des souvenirs par bribes d’une ou deux planches. La logique c’est que si ses souvenirs remontent loin (premier souvenir sur son pot, félicité pour avoir fait caca tout seul, alors qu’il était en réalité concentré sur la curieuse forme d’une coquillette), ses souvenirs les plus anciens sont quand même de l’ordre du flash, ce qui ne lui permet pas d’aller au-delà d’un format court. Il faut dire aussi que tout cela est présenté comme le dialogue qu’il entretient avec sa psy. A noter au passage qu’il ne dit jamais comment sa mère est morte ni à quel moment il en a pris conscience, tous points qui seraient pourtant fondamentaux dans les entretiens avec sa psy.
Premier temps
Ici, le dessinateur fait le lien entre l’absence de sa mère, son goût pour le dessin qui remonte à sa petite enfance et un précepte fondamental de sa religion : tu ne représenteras pas ton Dieu. En effet, le représenter reviendrait à lui accorder le statut d’idole. A vrai dire, il en est de même pour les personnes, ce qui explique que le dessinateur se contente de dessiner des personnages dans des histoires fictives. Pourtant… il se laisse aller à se raconter et donc à se représenter lui et les membres de sa famille, car la transgression ne lui fait pas spécialement peur. Finalement, ses croyances religieuses ne sont pas fondamentales pour lui. On apprend ainsi qu’il a eu l’occasion de découvrir la liberté et de nombreuses occasions d’expérimenter à Paris, loin de sa famille restée sur la Côte d’Azur (Nice), notamment de manger du jambon qui, en principe, lui est interdit. Il est donc marqué par une éducation et les fondements de sa religion imprègnent son œuvre, mais il se montre capable d’évoquer tout cela avec un certain recul et même de considérer que toutes les religions se valent plus ou moins. Ce qui l’intéresse au plus haut point, c’est de décider si ce qu’il fait dans son travail de dessinateur va jusqu’à l’idolâtrie ou non. A ce titre, les discussions avec sa psy sont particulièrement intéressantes, parce que son regard extérieur l’amène à poser des questions cruciales permettant au dessinateur d’explorer ses motivations ainsi que son vécu. Un bon nombre de réflexions sont à retenir, pour la connaissance profonde d’un artiste original mais aussi de manière générale.
Deuxième temps
Ensuite, Sfar se laisse un peu aller car, comme d’habitude, il a énormément à dire. La narration devient alors beaucoup moins structurée et chronologique. Les interventions de la psy se font de plus en plus rares, car le dessinateur raconte comment il a acquis la technique qui est la sienne, ses années d’étude et son obstination pour enfin parvenir à se faire éditer. Un long combat qui l’a vu aller jusqu’au mensonge. La question est donc posée : quelle est la part de talent réel et de volonté d’émerger dans son métier de dessinateur de bandes dessinées ? A savoir que, même s’il a tâté de la peinture, il voulait vraiment devenir dessinateur de BD. Ce second temps ne manque pas d’intérêt pour toute personne s’intéressant au parcours d’un dessinateur de BD, car Sfar relate toutes ses rencontres dans ce milieu dont il fait sentir les pratiques et l’ambiance générale. C’est d’autant plus convaincant qu’il ne cherche jamais à se montrer sous son meilleur jour. Au contraire il n’hésite pas à raconter tout ce qu’il a été amené à faire pour s’intégrer à ce milieu, le tout avec l’humour qu’on lui connaît.
Aspect technique
Sfar affirme qu’il en change régulièrement, album après album, notamment pour le matériel qu’il utilise (papier, format, crayons, pinceaux, stylo, encres, etc.) Ceci dit, son style est bien reconnaissable et on note avec amusement qu’à ses débuts, les étudiants qu’il côtoyait aux Beaux-Arts le trouvaient très lent. Quand on sait qu’il a plus de cent-cinquante albums à son actif, on sent bien qu’il a considérablement accéléré son rythme de travail. Cela se sent encore très nettement sur celui-ci qui compte 197 planches, avec une dominante à trois bandes par planche et quelques dessins de grande taille. Ainsi, les décors sont régulièrement bâclés et certains visages à peine esquissés, y compris le sien. Ce qui ne l’empêche pas de représenter quelques œuvres de façon reconnaissable : la couverture d’un album de Tintin et quelques toiles célèbres. Et puis, son talent lui permet de donner vie à ses personnages. La BD étant l’art de faire sentir le mouvement, il fait étalage de ses capacités en ce domaine, justifiant largement sa conclusion « Le dessin c’est la vie ! » Un mot pour conclure, cet album ne serait pas ce qu’il est sans les couleurs de Brigitte Findakly, un nom qu’on connaît déjà puisqu’elle s’occupe des couleurs pour la série Le chat du rabbin, avec une palette colorimétrique bien identifiable qui apporte une touche caractéristique aux BD de Joann Sfar.