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« L’Envoyé du Diable » : à la recherche du temps perdu

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

« L’Envoyé du Diable » est le second tome de Reckless, série du tandem Ed Brubaker et Sean Phillips publiée par les éditions Delcourt. Le privé Ethan Reckless y mène une enquête dans les milieux cinématographique et religieux, ici entremêlés, à la recherche de la sœur disparue de sa nouvelle compagne.

« Comme Richard Fuller, j’essayais de retrouver un moment perdu de mon passé. Pour m’y enrouler comme dans une couverture. » Celui qui prononce ces mots n’est autre qu’Ethan Reckless, gérant d’un petit cinéma doublé d’un détective privé. Depuis peu, au contact de la bibliothécaire Linh Tran, il vit « le truc le plus proche d’une romance (…) connu depuis longtemps ». Et l’homme auquel il se compare a fait l’objet de ses indiscrétions passées : il s’agit d’un père de famille fugueur qui s’est reconstitué une existence bien rangée, « une photocopie de son ancienne vie », en usurpant l’identité d’un mort, alors que tout le monde, et en premier lieu son ex-femme, le pensait disparu à jamais.

Comme souvent, Ed Brubaker et Sean Phillips se font très directifs, c’est-à-dire littéraires, dans leur récit. Les cartouches introspectives ne manquent pas, tout comme les descriptions du Los Angeles des années 1980, caractérisé par le succès de Depeche Mode, les drogues ou les skinheads. Héros d’une série éponyme, Ethan Reckless apparaît vulnérable et encore meurtri par la mort d’un père avec lequel il était en froid. « J’étais le fils hippie et cramé dont il n’avait jamais voulu », confesse-t-il, ajoutant que son échec au FBI n’a pas aidé à aplanir les aspérités. Sa rencontre avec Linh semble tomber à point nommé. Cette dernière est arrivée aux États-Unis avec sa mère et son nouvel époux, un capitaine des Marines. Chirurgienne frappée d’interdiction d’exercer en raison de la non-reconnaissance de son diplôme par les autorités américaines, la mère de Linh s’est perdue dans l’alcool, tandis que sa fille, « seule élève vietnamienne de son école », devait faire face aux attitudes désobligeantes : « On murmurait beaucoup dans son dos. Avec des noms affreux. »

Cette phase d’exposition, très réussie, laisse rapidement place à l’intrigue principale : Ethan Reckless mobilise son savoir-faire afin de retrouver la trace de Maggie, la demi-sœur disparue de Linh. Arrivée à Hollywood avec l’espoir d’y faire son trou, elle n’a plus donné signe de vie après quelque temps. Il n’en fallait pas plus pour que le binôme Ed Brubaker-Sean Phillips nous immerge dans le milieu cinématographique des séries B, puis dans les dérives sectaires, le deux étant habilement entremêlés à la faveur de rencontres malheureuses, et à travers le personnage de Magnus Epoch, grand prêtre de l’Église des déchus. Tandis qu’Ethan ne croise que des macchabées durant son enquête, il remonte peu à peu la piste d’un gourou recyclant les méthodes de propagande de Joseph Goebbels pour libérer le « ça » de ses ouailles. « Hier, Maggie était une jeune actrice traînant avec des gens louches des milieux du cinéma et désormais, c’était une fille embrigadée dans une secte. Chaque nouveau détail conduisait à des ténèbres plus profondes. » Et pour cause, le principal intéressé confirme : « Je leur apprenais à accepter leurs pulsions noires au lieu de les refouler. » Sexe et cérémonies sacrificielles étaient alors monnaie courante…

Parfaitement maîtrisé, dessiné d’une main de maître par Sean Phillips, « L’Envoyé du Diable » lève un coin de voile sur une époque (les années 1980) et des milieux (hollywoodiens, sectaires) qui ont de quoi faire froid dans le dos. Avec leurs personnages aux failles béantes, une enquête s’apparentant à une plongée graduelle en enfer et des expédients (les ponts avec le nazisme, les marchés clandestins de la vidéo, etc.) aussi inspirés que leurs planches, Ed Brubaker et Sean Phillips confirment une nouvelle fois tout le bien que l’on pense d’eux.

Reckless : L’Envoyé du Diable, Ed Brubaker et Sean Phillips
Delcourt, janvier 2022, 144 pages

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