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« Le Jour où j’ai rencontré Ben Laden » : les pièges de l’exaltation

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Dans ce premier tome du Jour où j’ai rencontré Ben Laden, le scénariste et dessinateur Jérémie Dres raconte le récit de Mourad et Nizar, deux jeunes des Minguettes (Vénissieux, banlieue lyonnaise) partis en Afghanistan sans vraiment se rendre compte du bourbier dans lequel ils s’enferraient.

Mourad a des origines algériennes et un père imam qui s’est radicalisé dans les années 1990 en se rapprochant de l’idéologie wahhabite. À Vénissieux, ancienne ville dynamique caractérisée dans les années 1970 par la présence des usines Renault et, plus tard, la marche des Beurs, il va croiser la route de Nizar, dont le père, Tunisien, a fait venir ses proches en France. Il faut dire que pour cette génération d’immigrés, l’Europe occidentale, c’est un peu comme Miami. Nizar rêve d’intégrer la police, lui qui a connu les trafics d’armes et de drogues, mais personne ne le prend vraiment au sérieux. Hakim, le frère de Mourad, qui s’est identifié à son père après son arrestation en Bosnie en 1992 – il cherchait à venir en aide aux musulmans bosniaques –, va les rapprocher tous deux et les convaincre de rejoindre l’Afghanistan, où les Taliban ont pris le pouvoir et appliquent la charia de manière rigoriste.

C’est un peu par hasard, en écoutant un podcast, que le scénariste et dessinateur Jérémie Dres a eu vent de leur histoire singulière. L’idée fait rapidement son chemin : portraiturer un Afghanistan au demeurant mystérieux, narrer quinze ans avant la Syrie ce qui a poussé de jeunes Européens à partir faire le djihad (parfois sans même le savoir), se pencher plus avant sur la vie dans une banlieue lyonnaise… Avec des dessins volontairement rudimentaires – mais non moins efficaces –, Jérémie Dres rapporte le récit de Mourad et Nizar, lequel comporte son lot de révélations : sur les réseaux d’exfiltration vers l’Afghanistan (avec des faux papiers, en passant par le Pakistan, en logeant dans des matdafa communautaires…) ; sur Finsbury Park, plaque tournante de l’islam radical à Londres et en Europe ; sur la situation politique en Afghanistan (factions rivales, commandant Massoud, endoctrinement dans les camps de réfugiés pakistanais…) ; et enfin sur l’organisation des formations militaires djihadistes (ici à al Farouq, où l’épuisement physique le dispute au lavage de cerveau).

Si ce premier tome du Jour où j’ai rencontré Ben Laden fait mouche, c’est aussi par la distance que parviennent à instaurer les narrateurs Nizar et Mourad. Cette expérience en Afghanistan les a transformés. Ils expliquent clairement comment ils ont été dépossédés de leur liberté sans même s’en rendre compte : au départ, ils ont l’impression de rejoindre une colonie de vacances implantée dans un décor de carte postale. Mais la frontière est mince entre le rêve et l’horreur : quelques jours plus tard, ils manieront des lance-roquettes et recevront la visite de Ben Laden et al-Zawahiri, avant de se réfugier dans une grotte pour échapper aux bombes américaines. Sans empeser son récit, Jérémie Dres rappelle les racines historiques du djihadisme et des guerres claniques afghanes, notamment en revenant sur la guerre d’Afghanistan qui opposa les moudjahidines (aidés par les États-Unis) et les troupes soviétiques. Sur le régime des Taliban, Nizar et Mourad racontent leur ressenti, à l’époque nuancé : alors qu’on s’identifiait volontiers aux Gazaouis dans les banlieues françaises, la victoire militaire des Taliban avaient quelque chose de libérateur, et l’application stricte de la charia leur donnait des airs vertueux. Mais sur place, la donne est différente : les femmes sont muselées par la burqa et les hommes sans barbe, ouvertement menacés…

Est-il possible de participer à un camp d’entraînement terroriste sans jamais pleinement adhérer à l’idéologie djihadiste ? Sans prendre parti sur les zones d’ombre de cette histoire, Jérémie Dres semble attester que oui : ce qui a entraîné Nizar et Mourad en plein cœur des réseaux terroristes eurasiatiques, c’est d’abord la volonté de se réaliser par le biais d’une expérience exaltante et purificatrice. Tous deux confessent leur désarroi et l’impossibilité de faire machine arrière une fois que l’engrenage se met à nu. En cela, c’est-à-dire pour percer à jour l’effroyable ambivalence du djihadisme, Le Jour où j’ai rencontré Ben Laden est une lecture particulièrement salutaire, à la fois tendre et cauchemardesque.

Le jour où j’ai rencontré Ben Laden, Jérémie Dres
Delcourt, août 2021, 192 pages

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