Fabrice Neaud occupe une place à part dans le paysage de la bande dessinée francophone. Connu pour ses carnets autobiographiques, passé maître dans l’art de se mettre à nu (parfois littéralement) dans des vignettes réalistes en noir et blanc, l’auteur et illustrateur revient sur les étals des librairies avec Le Dernier Sergent, qui succède au Journal rédigé au mitan des années 90.
Le Dernier Sergent repousse sans cesse son lecteur dans une marginalité contrainte. Fabrice Neaud, auteur et protagoniste principal, appartient à une double minorité – sexuelle et artistique – qui réduit considérablement l’espace dans lequel il peut s’épanouir. Cette dimension est peut-être l’élément central de ce roman graphique autobiographique. Qu’il soit isolé à une soirée se déroulant lors d’un festival de la BD à Rome ou qu’il se promène en pleine nuit dans des lieux de rencontre homosexuels, Fabrice Neaud ne peut se départir de cet état permanent de fébrilité et de vulnérabilité. Pis, dégoûté par l’égalitarisme cosmétique et forcé ainsi que le déni des spécificités et des violences de l’homophobie, il fait part de son envie d’hurler (comme Janet Leigh dans le film Psychose d’Alfred Hitchcock).
Le Dernier Sergent se concentre sur la fin des années 1990 et le début des années 2000. Il ne néglige ni la question du VIH ni la solitude souvent inhérente au célibataire homosexuel – surtout s’il est auteur de bandes dessinées. Jugez plutôt : trois journées de travail par semaine, la lecture ou l’écoute de France Culture sur son temps libre, les couchers au petit matin et invariablement seul. Entretemps, Fabrice Neaud nous aura présenté les patterns pyramidaux de la vie associative, la maladie de sa sœur et de son père, ses obsessions (dont celle du fameux sergent), la division des tâches stéréotypées durant son enfance (avec un clin d’œil à Charlie Chaplin) ou encore son quotidien d’auteur de la nouvelle bande dessinée.
Se glisser dans la peau de Fabrice Neaud tout au long de ces quelque 400 pages permet également, et surtout, d’interroger le cycle de vie hétéro-normé. Dans ces carnets, il est beaucoup question de la raréfaction des lieux de rencontre homosexuels (sous couvert de sécurité, par exemple). On en revient à la marginalité déjà évoquée, à laquelle il faut ajouter la violence, tant verbale (le « pédé » lâché gratuitement en pleine rue) ou physique (les petites frappes dans un bar homosexuel). L’auteur note une vraie dissymétrie dans l’espace public et son usage. Au fond, il s’agit de latitude, de liberté, de la capacité laissée à chacun de s’épanouir et de donner libre cours à ses sentiments. Déjà de nature anxieuse, Fabrice Neaud doit en plus composer avec les interdits découlant des normes et des us. C’est un homme empêché qui se raconte avec sincérité dans Le Dernier Sergent.
Le récit, par sa temporalité, coïncide avec l’avènement de l’Internet. L’une de ses histoires nous dévoile les états d’âme de Fabrice Neaud au moment de découvrir ce qui se dit sur lui et ses travaux sur un forum de discussions. C’est la réprobation par l’ignorance qui transparaît alors. Soupçons de maladie mentale, accusation de perversion, comparaisons douteuses avec Hitler ou Céline, tout y passe. Ce qui se révèle alors à l’auteur n’est autre que la révélation nette et sémantique de ce qu’il a pu ressentir – et verbaliser – jusque-là. Bien entendu, son expérience d’homme et de scénariste-illustrateur ne saurait s’y réduire. Mais les maux qui affligent Neaud se trouvent, tout ou en partie, dans ces commentaires désobligeants, voire haineux.
Le Dernier Sergent est une immersion complète, en quasi-apnée, dans la vie de son auteur. Sans fioriture, dans un style direct et à coups de tirades fusantes, ces histoires autobiographiques éclairent une époque et un art (le neuvième) d’une lumière crue. C’est radical, généreux et d’une transparence parfois glaçante.
Le Dernier Sergent, Fabrice Neaud
Delcourt, septembre 2023, 424 pages