Adapté du roman The Red badge of courage qui a fait la réputation de l’Américain Stephen Crane (1895), cette BD décrit le parcours aussi bien physique que mental d’un jeune soldat nordiste pendant la guerre de Sécession (1861-1865) et plus particulièrement lors de la bataille de Chancellorsville (mai 1863).
N’ayant pas lu l’œuvre de Stephen Crane, il ne sera pas question ici d’évaluer le degré de fidélité de son adaptation par le Français Steve Cuzor. Peu importe, car la BD (le format rappelle une BD franco-belge, juste un peu épaisse : 148 pages) et le découpage en chapitres pourrait très bien devoir à l’œuvre originale. A noter que la BD comporte un texte de deux pages en fin d’album, qui situe l’œuvre dans son contexte historique, évoque aussi les intentions de Stephen Crane, ainsi que sa vie (mort à 29 ans) et sa carrière littéraire dont cet unique roman qui passera à la postérité comme étant, d’après Paul Auster lui-même, un jalon irremplaçable dans la littérature américaine, en ce sens que Stephen Crane ne cherchait pas à mettre en scène un héros, mais un jeune homme parmi tant d’autres, participant à une guerre dont il ne perçoit que ce qui se passe autour de lui tout en risquant d’y laisser sa vie à chaque instant.
Travail esthétique
Ce qui frappe dans cette BD, c’est avant tout son aspect graphique. Le dessin s’avère d’une grande qualité, avec un noir et blanc qui souligne avec beaucoup de rigueur (dans le réalisme) les traits des visages, les paysages dans tous leurs détails, les uniformes, le bruit et la fureur des batailles, ainsi que le mouvement de manière générale. En fait, c’est un faux noir et blanc, car le fond n’est jamais blanc, mais tantôt bleu nuit, vert bouteille ou d’un jaune façon sépia ce qui rappelle beaucoup la façon dont se présentent certains films muets. Le choix est judicieux, car il nous ramène à l’époque des débuts du cinéma qui correspond plus ou moins à l’époque décrite.
Henry Fleming
Le nom précis de la bataille n’est jamais cité, mais tout commence au bord de la Rappahnnock River, dans l’État de Virginie en 1863, ce qui suffit probablement à situer l’action pour les spécialistes et les Américains. De toute façon, ce qui compte dans cette histoire est à chercher autour des sensations et impressions concernant le soldat Fleming, prénom Henry (et non Victor comme le réalisateur de Autant en emporte le vent ou Alexander comme l’inventeur de la pénicilline). C’est un anonyme emporté par le vent de l’Histoire. Tout jeune, il a la vie devant lui. Sauf qu’il se trouve embarqué dans une galère qui risque de le faucher dans la fleur de l’âge. Alors, de façon très humaine, il éprouve une peur incontrôlable qui évoluera en fonction des circonstances.
Boucherie et courage
L’impression finale après lecture est que Henry Fleming n’a pas tout compris du déroulement de la bataille à laquelle il a participé. Il faut dire qu’elle a donné lieu à un bel imbroglio que la BD rend bien. Par contre, il a l’occasion de constater que les plus courageux ne sont pas les plus hauts gradés qui s’avèrent bien meilleurs pour donner des ordres que pour donner de leur personne. En gros, sur le champ de bataille, ils restent à l’écart pour mieux diriger leurs troupes. En cas de victoire, leur attitude peut trouver une certaine justification. Mais là, Henry Fleming a l’occasion de constater que les généraux sont capables d’envoyer des régiments entiers à l’abattoir pour de simples raisons tactiques. On sent avec Fleming qu’aux yeux de ces généraux, les soldats ne sont que de simples pions qu’on peut sacrifier sans trop d’états d’âme. Autant dire que sur le terrain, il s’agit d’une véritable boucherie, parfois même jusqu’au corps à corps.
Devenir un homme
L’autre constat fort, c’est qu’en quelques heures, Henry Fleming passe du statut de gamin apeuré à celui d’homme capable d’actions d’éclat. Ceci dit, on arrive aussi à la conclusion que pour se battre en homme courageux, il faut atteindre un état d’esprit qui s’apparente à la folie. Finalement, la classe dirigeante qui, en temps de paix, emploie des ouvriers dans ses usines pour un travail à la chaine déshumanisant, motive ses troupes sur le champ de bataille d’une manière qui s’y apparente. Pour ceux qui attendent avec impatience de se battre, pas de souci, pour ceux qui appréhendent, la peur et l’ambiance générale les transforme plus ou moins rapidement en soldats qui vont à l’affrontement en perdant progressivement la conscience de ce qu’ils risquent vraiment. Il faut aussi compter ici sur la façon dont les rumeurs se propagent ainsi que sur le grand flou qui règne sur le champ de bataille. Avec la fumée produite par les armes, certains se perdent (volontairement ou non) et quand ils retrouvent leur unité ils s’exposent à des réactions du genre « Tiens, tu es là, on te croyait mort. »
Bilan
La fin amène la conclusion bien amère que toutes ces pertes n’ont pas apporté grand-chose. On ne sait évidemment pas ce que deviendra Henry Fleming, mais il a certainement désormais une toute autre perception de l’humanité. On comprend pourquoi tant d’hommes de retour de la guerre, préfèrent se taire. Voilà donc une adaptation BD qui mérite la découverte et qui rappelle si besoin en était, toutes les absurdités de la guerre.
Le Combat d’Henry Fleming, Steve Cuzor
Dupuis (Collection Aire libre) : sorti le 9 février 2024