La Cantine de minuit : menu unique très adaptable

Dans ce petit restaurant de quartier ou izakaya (situé à un angle de rue, il peut accueillir environ 10 clients), ouvert de minuit à sept heures du matin, la carte n’affiche que quatre possibilités, menu unique avec soupe miso au porc et trois boissons d’accompagnement : bière (pinte), saké (36 cl) ou Shôchû (au verre), mais le patron n’hésite pas à affirmer qu’il sert tout plat pour lequel il dispose des ingrédients nécessaires.

Autant dire que la politique commerciale fonctionne parfaitement et que le restaurant ne désemplit pas, en bonne partie parce qu’il draine une belle quantité d’habitué(e)s. Mais ce qui fait le succès de la Cantine de minuit, comme la surnomment les habitué(e)s, c’est un ensemble caractéristique dont l’album se montre un excellent reflet. D’abord, ce restaurant ressemble effectivement à une cantine, car tout le monde y mange à la même table (arrangée en U), dans une sorte d’arc de cercle consensuel ou convivial. En gros, tout le monde parle à tout le monde. Et comme le patron connaît bien ses clients, surtout les habitués, il peut généralement donner des nouvelles de quelqu’un qui n’a pas été vu depuis un certain temps.

Le patron

C’est un homme pas tout jeune (cheveux blanchis), plutôt élancé, au passé indéfinissable mais qui a un look assez raffiné : cheveux courts grisonnants, fine moustache, barbichette discrète et surtout une cicatrice qui lui court en zigzags d’au-dessus à en-dessous l’œil gauche. Sachant qu’il se met en quatre pour satisfaire les désirs (culinaires) de sa clientèle et qu’il est ouvert l’essentiel de la nuit, on comprend son succès. Globalement, sa clientèle, ce sont les travailleurs de la nuit qui cherchent un havre de paix (à Shinjuku : arrondissement de Tokyo comptant le plus grand nombre d’étrangers, quartier très animé la nuit), à une heure où on peut se laisser aller à des confidences qu’on ne lâcherait pas dans d’autres circonstances. De plus, si le patron est attentif à ce qui se passe dans son restaurant, il ne cherche pas à tirer les vers du nez de sa clientèle. Il préfère largement s’affairer à élaborer les plats qu’on lui demande. Il faut dire que, tout compte fait, l’éventail est assez large. Assez philosophe, il écoute et commente parfois. Très disponible, il se tient quasiment toujours debout et quand il ne cuisine pas, il tient une cigarette allumée entre deux doigts (de façon plutôt délicate). Il est toujours habillé de la même façon, avec un T-shirt clair sous une veste simple (pour un occidental, on dirait un pyjama), mais sur quelques rares plans larges, on constate qu’il porte également un pantalon.

La série et ses caractéristiques

Ayant eu un beau succès au Japon, on peut supposer qu’elle est, au moins d’une certaine manière, révélatrice des mentalités japonaises. Elle est constituée d’une série de petites histoires déclinées artificiellement sous forme de nuits. Artificiellement, car certaines histoires courent sur plusieurs nuits, car généralement elles sont centrées sur un personnage ou bien sur un groupe, parfois pour une dégustation autour d’un plat, parfois aussi pour une anecdote qui court sur plusieurs nuits. Il faut déjà dire que l’éventail des plats demandés (l’édition française en donne systématiquement la composition sous forme de notes) est vraiment large et donc significatif non seulement de la palette de la cuisine japonaise, mais aussi des goûts des uns et des autres, ainsi que de nombreuses traditions (tel plat se mange généralement à telle occasion). Le petit gag de répétition, c’est que lorsqu’un client demande un plat précis, cela donne régulièrement envie aux autres clients de la cantine de demander la même chose. Par contre, étant donné que le dessin est en noir et blanc (à l’exception des 6 premières pages), la représentation de ces plats est souvent décevante. Autre gag de répétition, chaque fois qu’un client entre (par une porte coulissante), la porte cogne. Remarque au passage, quand un client entre, il (ou elle) annonce immédiatement sa commande, encore debout. C’est tellement systématique qu’on peut se demander si cela correspond à une pratique japonaise typique dans ce genre de lieu ou si cela permet simplement au dessinateur Yarō Abe d’aller au plus vite vers ce qu’il veut raconter, étant donné que chaque « nuit » ne correspond qu’à quelques planches (sur un format typique du manga : 21,0 x 14,9 cm). Ce premier volume d’une série qui en compte désormais onze, épais de 300 pages, raconte 29 nuits (pour autant d’épisodes), avec un épisode spécial de 2 pages. Les 4 toutes premières planches sont en couleurs, sans doute pour inciter à la lecture. Une lecture qui devient vite addictive, car l’auteur se montre habile pour capter son lectorat, en renouvelant les situations, les plats dégustés, ainsi que les physiques et caractères de ses personnages. On remarque notamment qu’il parvient en quelques traits à caractériser chacun-chacune, ce qui contribue à fidéliser son lectorat satisfait de retrouver tel ou tel personnage dans différentes péripéties, où la consommation des plats confectionnés par le chef s’agrémente d’histoires personnelles souvent à caractère sentimental (les thèmes principaux étant la famille, le travail et les traditions). Mention spéciale à quelques figures féminines : Mayumi la gourmande, Marylin la stripteaseuse et les 3 amies inséparables que le narrateur-cuisinier a surnommées les « Ochazuke sisters » du nom d’un plat typique à base de riz assaisonné.

Toutes les histoires en question ont été publiées dans la revue Big Comic Original, entre novembre 2006 et mai 2008, puis en volumes par l’éditeur japonais Shōgakukan. Chaque volume (300 pages) de l’édition française (publication du n°11 en mars 2022) correspond en fait à 2 volumes de l’édition originale japonaise.

La Cantine de minuit (1), Yarō Abe
Le lézard noir, février 2017 (France)
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