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« J’ai vu les soucoupes » : sur la manière dont se construisent les croyances

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

J’ai vu les soucoupes est un document autobiographique dans lequel Sandrine Kerion s’épanche sur une période bien précise de son adolescence : celle durant laquelle elle croyait fermement en l’existence des extraterrestres, au point de se convaincre elle-même d’en avoir aperçus.

Avant d’être scénariste et dessinatrice de bandes dessinées, Sandrine Kerion fut une adolescente éprouvant des difficultés de sociabilisation. Impopulaire, souvent brocardée par ses camarades de classe, elle se réfugia à cette époque dans l’ufologie, l’étude des ovnis et des phénomènes corollaires. La grande bibliothèque de son père a été un incubateur, puisqu’elle comprenait nombre d’ouvrages sur le sujet. Et les années 1990, durant lesquelles cette nouvelle passion accapara une partie de son temps, furent particulièrement propices à ces « croyances », les publications et émissions télévisées sur les extraterrestres, de X-Files aux talkshows, proliférant alors. Cette partie de sa vie, longtemps demeurée sous forme d’angle mort, Sandrine Kerion la narre avec beaucoup d’à-propos, en expliquant au lecteur comment elle en est venue à s’intéresser à l’ufologie (le film de Steven Spielberg Rencontres du troisième type n’y est pas pour rien), ce qui a pu nourrir ce tropisme, mais aussi ce qui en a découlé. « On nous vendait de l’ovni et du complot alien à toutes les sauces… Et moi, j’ai tout acheté sans même m’en rendre compte… »

De H.G. Wells à Orson Welles, de Percival Lowell et Kenneth Arnold à Roswell ou David Icke, des livres de Jimmy Guieu aux émissions YouTube complotistes ou sectaires, les histoires d’ovnis, d’extraterrestres, d’individus abductés (enlevés) ou contactés (dont le célèbre Raël) n’ont cessé de fleurir depuis les années 1940. Née dans une famille dysfonctionnelle proche des cercles ésotériques (sa mère a notamment été manipulée, puis harcelée par un gourou), Sandrine Kerion a mis plus de dix ans avant de prendre le recul nécessaire à l’analyse et la confession de ses anciennes croyances. Et ce qu’elle nous donne à voir de son passé d’ufologue convaincue d’avoir observé des soucoupes volantes s’applique parfaitement aux débats qui resurgissent fréquemment dans la complosphère, par exemple à l’endroit de la pandémie de covid-19. L’attrait pour les positions marginales, perçues comme avant-gardistes, l’envie de se penser mieux informé qu’autrui, la caisse de résonance médiatique, mais aussi, parfois, une certaine vulnérabilité psychologique, constituent le terreau fertile des croyances occultes, ou complotistes. L’album en tire une universalité qui dépasse de loin les extraterrestres. Car l’essentiel est en effet ailleurs : il réside dans la formation des opinions minoritaires, à contre-courant, se revendiquant critiques quand elles ne sont, le plus souvent, que grégaires.

J’ai vu les soucoupes est un album passionnant, documenté, joliment illustré et on ne peut plus proche de son objet (car autobiographique). On y accompagne une adolescente troublée, correspondant avec un ancien présentateur de TF1 lui-même ufologue, Jean-Claude Bourret, s’adonnant à l’écriture automatique pour percer les mystères extraterrestres, s’imaginant espionnée par les services secrets et capable d’autosuggestion. « Seule et incomprise », accablée par un « sentiment de vide », elle s’en remit à l’ufologie jusqu’à ses quinze ans, avant de se découvrir un mentor cathodique l’éveillant à l’esprit critique, en la personne de Daniel Schneidermann. Sa phase de désendoctrinement prit plusieurs années et fut caractérisée par des phobies, des troubles obsessionnels compulsifs, des dépressions ou encore des périodes d’anorexie. Et si l’auteure conserve une ouverture d’esprit quant aux phénomènes extraterrestres, elle porte désormais un regard lucide sur la théorie des anciens astronautes, l’archéologue romantique ou l’existence supposée des reptiliens. J’ai vu les soucoupes en est l’extension éditoriale et il éclaire à merveille, par extrapolation, les dérives sectaires, idéologiques ou encore religieuses.

J’ai vu les soucoupes, Sandrine Kerion
La Boîte à Bulles, juin 2021, 128 pages

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