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« Hayat, d’Alep à Bruxelles » : sous les feux croisés

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Hayat, d’Alep à Bruxelles paraît aux éditions La Boîte à bulles. Anaële Hermans, Delphine Hermans et Manal Halil y narrent le récit d’une jeune Syrienne contrainte de fuir Alep en raison de la guerre civile.

Depuis le début de la guerre civile en Syrie en 2011, des millions de personnes ont été forcées de fuir leur foyer pour échapper aux diktats des islamistes et aux dangers de mort. Parmi les populations les plus vulnérables, on compte notamment les Doms d’Alep, une communauté nomade qui s’est établie de longue date au nord-ouest de la Syrie. Comme d’autres, les Doms ont fui en masse leur ville natale alors que les heurts se rapprochaient de plus en plus de leur domicile. Ils ont trouvé refuge ailleurs, parfois dans d’autres régions de la Syrie, ou à l’étranger. Dans Hayat, d’Alep à Bruxelles, on peut observer les différences de traitement du régime de Bachar al-Assad à l’endroit des populations d’Alep : tandis qu’il intervient pour secourir les Alaouites (sa communauté d’origine), il abandonne à leur sort les Doms (et d’autres), aux prises avec les combattants, loyalistes, djihadistes ou contestataires. Cela va évidemment conditionner la trajectoire épousée par la jeune héroïne mise en scène dans l’album.

Les scénaristes, formatrices dans un bureau d’accueil pour primo-arrivants, ont pris le parti d’entremêler plusieurs témoignages réels pour créer l’histoire fictive d’Hayat. Elles racontent sa jeunesse à Alep, dans une société conservatrice où les femmes sont déterminées par les traditions familiales, culturelles et religieuses. Elles immiscent peu à peu la guerre civile dans son quotidien de mère résiliente peinant à joindre les deux bouts. Elles content enfin l’exil, éprouvant, angoissant et parsemé d’embûches, puisque la faim se mêle à l’épuisement, aux barrières de sécurité et à l’hostilité des pays d’accueil. À travers Hayat, plusieurs thématiques affleurent : l’émancipation des femmes, la guerre civile, le dogmatisme religieux, le non-respect des droits de l’homme et des conventions internationales, la migration et ses multiples composantes… Hayat agit alors en catalyseur ; elle incarne des problématiques qui s’expriment avec force dans ses pérégrinations, souvent contraintes.

Les Doms forment une communauté marginalisée en Syrie. Lointains parents des Roms d’Europe, ils ont tendance à cacher leurs origines ethniques et à se marier entre eux, les femmes étant généralement promises à l’un de leurs cousins. Hayat, d’Alep à Bruxelles l’indique clairement, et met en vignettes les effets délétères de la guerre civile sur leur quotidien. La situation des Doms s’est en effet aggravée suite au conflit, avec la destruction de leur ville natale, ici Alep, et la nécessité de fuir sans aucune garantie de sécurité ou de soutien. De nombreux Doms ont perdu leur maison, leurs biens et même leur mode de vie traditionnel en raison de la guerre. Au moment de fuir, Hayat n’a ainsi en poche qu’une année de loyer, une somme significative mais vite dépensée. Elle suit des groupes cherchant, comme elle, à rejoindre l’Europe occidentale, en passant par la Turquie (submergée par le nombre de migrants), la frontière serbo-hongroise (fermée, étroitement surveillée, voire militarisée), les baraquements de fortune où on peut se reposer quelques heures (tout au plus), puis Bruxelles, où il faut composer avec toutes les démarches administratives, souvent complexes, inhérentes à une demande de protection et de séjour.

En se portant à la hauteur de leur jeune héroïne, les scénaristes donnent une chair humaine à un phénomène, la migration, autour duquel gravitent tous les fantasmes, et bien souvent les pires. Les épreuves traversées par Hayat sont indépendantes de sa volonté, injustes et profondément traumatisantes. L’exil n’est pas un choix, c’est une nécessité, une question de survie, pour elle comme pour ses enfants. Le sentiment d’identification au personnage est encore renforcé par la première partie de l’album, qui montre une femme malmenée par son mari, menteur, machiste, lâche, inconséquent avec l’argent du ménage et parfois violent. Une femme désireuse d’apprendre, puis de travailler, et enfin de s’affranchir des nombreuses injonctions qui pèsent sur elle. Tout y passe : le père qui commerce en Arabie saoudite et peut agrandir, peu à peu, le foyer familial ; le mariage arrangé dénué d’amour mais pas de désillusions ; les grossesses précoces dans un dénuement relatif ; les aspirations empêchées ou retardées en raison du poids des traditions… Mais malgré cela, Hayat se tient debout, elle résiste, elle porte le foyer à bout de bras.

Hayat, d’Alep à Bruxelles vaut aussi pour ce qu’il énonce de la vie à Alep sous les islamistes. La ville syrienne a tôt été divisée en trois parties contrôlées par des groupes rivaux, dont al-Nosra. Des taxes additionnelles ont été mises en place, de même que des règles sur la musique ou sur les tenues vestimentaires des femmes. Un peu plus tard, ce sont les écoles réquisitionnées par l’armée, les pénuries en tous genres ou les cadavres jonchant des rues en ruines qui ont émaillé le quotidien des populations locales. Ibrahim, le fils d’Hayat, est un témoin meurtri de ces différents événements : il mouillera à nouveau son lit quand la menace se fera plus proche et palpable, signe annonciateur des nombreux affects et tourments dont est immanquablement porteuse la guerre civile syrienne.

Cet album, de grandes sensibilité et densité, donne ainsi à voir la réalité glaçante des conflits armés et du djihadisme, tout en s’intéressant plus particulièrement aux Doms de Syrie, et surtout aux femmes de cette communauté. Pour témoigner, sensibiliser et ne jamais oublier.

Hayat, d’Alep à Bruxelles, Anaële Hermans, Delphine Hermans et Manal Halil
La Boîte à bulles, février 2023, 184 pages

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