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« Franklin » : expédition polaire

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Avec Franklin : Les Prisonniers de l’Arctique, paru aux éditions Glénat, le scénariste et dessinateur Michel Durand revient sur l’une des expéditions polaires les plus mystérieuses et célèbres de l’Histoire.

« Nous sommes nous-mêmes des morts debout et le cuir de nos vêtements bouillis n’a pas pu calmer nos estomacs. » À ce stade, les missives que l’officier Crozier rédige à l’attention de sa compagne restée au pays sont aussi glaçantes que l’environnement qui les entoure, lui et ses collègues marins. Franklin : Les Prisonniers de l’Arctique a précisément pour objectif de raconter comment les navires HMS Erebus et HMS Terror, placés sous le commandement du capitaine britannique John Franklin, navigateur polaire reconnu, se sont retrouvés coincés dans les glaces de l’archipel arctique canadien au milieu des années 1840. Mais aussi, et surtout, la manière dont l’équipage, poussé dans ses derniers retranchements, a sombré dans la perdition la plus absolue à la suite des mésaventures auxquelles il fut confronté.

Lorsqu’il pratiqua des autopsies sur les cadavres de trois membres d’équipage enterrés dans le sol gelé, le professeur d’anthropologie à l’Université de l’Alberta Owen Beattie a établi que les marins de l’expédition de Franklin avaient souffert de diverses maladies, de carences en vitamines C, de saturnisme… Ils avaient fait l’objet d’actes de cannibalisme et avaient manifestement subi les meurtrissures de la faim, de la fatigue et du froid. Franklin : Les Prisonniers de l’Arctique se compose d’alternances entre l’exploration polaire visant à objectiver le passage mythique du Nord-Ouest, qui va virer au drame, et les proches restés en Angleterre, qui se battent pour qu’on leur vienne en aide – et qu’on ne les oublie pas. Deux cadres parfaitement restitués par Michel Durand, à l’écrit comme à l’image, et qui portent en commun une détresse coulée dans un même moule : la survie d’un côté, l’espoir de revoir ceux qu’on aime de l’autre.

« Nous avons autant de chances d’être délivrés des glaces qu’une souris de s’échapper de l’estomac d’un matou. » Le dégel n’apparaissant pas en deux longues années, l’expédition n’a d’autre choix que de se scinder en deux groupes, aux destinées funestes. Une partie des marins se dirige vers le sud, mais la majorité reste à bord des navires et hiverne. La situation est désastreuse : le plomb a fondu dans les conserves et empoisonne l’équipage, les réserves en charbon et en nourriture s’épuisent, dysenterie, botulisme, consomption et scorbut produisent leurs effets délétères… Michel Durand puise de cette expédition épique de quoi radiographier une nature humaine poussée à ses extrêmes : vols, violences, cannibalisme succèdent aux choix cornéliens sur les routes à suivre ou les sacrifices à consentir.

Le dossier historique de l’auteur et réalisateur Stéphane Dugast met en exergue l’incroyable histoire des deux navires fleurons de la Royal Navy, mais aussi ce qui a présidé à ces explorations polaires : la réputation de Franklin, mangeur de chaussures face à l’adversité, n’est pas étrangère à sa désignation en tant que capitaine – l’album revenant sur un autre aspect de son commandement, lié à sa réputation et sa postérité. Mais au-delà du fait historique, des aventures contées, de la résilience humaine ou des représentations probantes de l’Arctique, Franklin vaut aussi pour ses éléments contextuels – la présence des femmes sur les navires était par exemple considérée comme néfaste, une superstition à mettre en relation avec la consultation ultérieure d’une voyante – et pour les contrecoups frappant les proches restés sur terre. La psychologie humaine se voit également effeuillée : « Les notions de temps, de distance… s’effilochent, deviennent cotonneuses… », déclare celui qui se perçoit désormais avant tout comme « barbu et insensé ». Le voyage apparaît dense, haletant, et Michel Durand nous y transporte avec habileté.

Franklin : Les Prisonniers de l’Arctique, Michel Durand
Glénat, janvier 2022, 64 pages

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