Avec Le Lusitania et La Blanche Nef, les éditions Glénat inaugurent une nouvelle collection ambitieuse intitulée « Fortunes de mer« . Sous la houlette de Jean-Yves Delitte, marin du trait et architecte du récit historique, ces deux premiers volumes jettent l’ancre à plusieurs siècles d’écart, mais racontent la même chose : la mer comme juge suprême des folies humaines, qu’elles soient impériales, dynastiques ou technologiques.
Le Lusitania
La presse l’a surnommé le lévrier des mers. Nous sommes à New York, le 1er mai 1915. Dans un climat d’inquiétude géopolitique, le Lusitania, monstre d’acier long de 240 mètres, s’apprête à entamer sa 202e traversée. Jean-Yves Delitte, seul maître à bord de ce premier tome, replace le drame dans la longue liste des conséquences de l’assassinat de François-Ferdinand à Sarajevo. Le contexte est tendu : l’Europe s’embrase, les alliances s’enchaînent, et les mers deviennent un champ de bataille où se croisent sous-marins et torpilles.
Toujours pourvu de son sens habituel de la documentation, l’auteur éclaire chaque planche sans l’alourdir : uniformes, architectures, machines, tout respire l’authenticité. Mais au-delà du réalisme, c’est la dimension humaine du récit qui retient l’attention. Le Lusitania n’est pas qu’un navire condamné : c’est un microcosme du monde d’avant, une société flottante à la veille du désastre. Jean-Yves Delitte ne s’attarde pas tant sur le spectaculaire que sur le basculement : celui d’un siècle qui perd ses illusions en même temps que ses civils. Comme toujours, l’album s’achève sur un carnet historique dense et limpide, prolongeant l’expérience documentaire.
La Blanche Nef
Changement radical de ton avec le second volume, La Blanche Nef, scénarisé par Jean-Yves Delitte mais confié au trait expressif de Marco Bianchini et Francesco Mercoldi. Le décor s’ouvre sur une Angleterre médiévale écartelée par les héritages de Guillaume le Conquérant. Son fils Henri Ier, devenu roi, croit tenir enfin la paix. Mais en novembre 1120, son unique héritier, William Adelin, s’embarque sur un navire à la beauté trompeuse : la fameuse Blanche Nef.
Ici, Delitte joue sur une lente montée dramatique. Tout l’album se concentre sur la toile d’intrigues, de jalousies et de trahisons qui précède la tragédie. Ce choix donne une densité politique rare : le lecteur comprend le drame avant qu’il ne survienne. Bianchini et Mercoldi traduisent cette tension par un dessin fouillé, précis. Et le carnet historique final éclaire la portée de cet événement : la mort du prince héritier plongera l’Angleterre dans une crise de succession sans précédent, ouvrant la voie à la période d’anarchie dite The Anarchy. La mer, une fois de plus, aura décidé du destin d’un royaume.
Une collection qui fait corps avec l’Histoire
Ces deux albums, s’ils diffèrent par leur époque et leur esthétique, partagent une même ambition : raconter le naufrage comme un témoin de la civilisation. Ici, la mer se fait la mémoire liquide des erreurs humaines, des appétits de pouvoir. Le soin apporté au réalisme des navires, aux uniformes, aux visages, s’accompagne d’une vraie écriture graphique : une façon de mettre en scène la fatalité avec une précision d’historien, mais aussi une certaine sensibilité, pas tout à fait étrangère au romancier.
Après la Blanche Nef et le Lusitania, il y a fort à parier que d’autres navires s’inviteront rapidement dans cette nouvelle collection. Et qu’ils permettront, eux aussi, de mieux comprendre la marche du monde à travers ses desseins maritimes.
La Blanche Nef, Jean-Yves Delitte, Marco Bianchini et Francesco Mercoldi
Glénat, octobre 2025, 56 pages
Le Lusitania, Jean-Yves Delitte
Glénat, octobre 2025, 56 pages





