Dans la collection « Encrages » des éditions Delcourt paraît la suite du diptyque Le Jour où j’ai rencontré Ben Laden, intitulée « Détenus 161 et 325 à Guantanamo ». En donnant la parole à Mourad et Nizar, deux jeunes des Minguettes (Vénissieux, banlieue lyonnaise) partis en Afghanistan, Jérémie Dres entend raconter les dessous des prisons américaines extrajudiciaires, où privations et tortures étaient monnaie courante. L’auteur et dessinateur français recueille aussi les témoignages, précieux, de Dominique de Villepin, ex-ministre des Affaires étrangères, et de l’ancien député-maire de Vénissieux, André Gérin.
« Détenus 161 et 325 à Guantanamo » peut être appréhendé comme un reportage dessiné, émaillé d’entretiens de première main, d’archives (par exemple de journaux télévisés) et de scènes reconstituées. L’auteur et dessinateur Jérémie Dres y initie un dialogue bienveillant, et édifiant, avec deux jeunes Français musulmans partis, sans même s’en rendre compte, faire le djihad en Afghanistan. Ce second tome du Jour où j’ai rencontré Ben Laden dévoile plus spécifiquement les conditions de détention épouvantables en vigueur dans les prisons de Kandahar et de Guantanamo. Humiliés au point de devoir déféquer dans des seaux et de s’exposer nus aux regards inquisiteurs, soumis à des traitements inhumains comprenant privations, insultes et violences, pris pour cibles à travers leur famille ou leur religion, les personnes détenues arbitrairement dans ces prisons extrajudiciaires américaines font en sus l’objet d’interrogatoires tout sauf pertinents, comme le raconte très bien un ancien interrogateur du FBI.
C’est d’ailleurs là l’un des points essentiels de l’album. La torture, les mauvais traitements, les confessions obtenues par la force ne mènent qu’à deux choses : des allégations mensongères, mettant les enquêteurs sur de fausses pistes, et un esprit de corps débouchant sur des grèves de la faim, des attitudes contestataires et une incommunicabilité ne faisant que s’accentuer. Jérémie Dres portraiture les cages exiguës, les isolements altérant les sens, les multiples vexations et violences subies, la nourriture transbahutée dans des seaux rebutants ou ce coran blasphémé, assimilé par les gardiens à Mein Kampf. Il apporte toutefois une nuance : la rotation des gardes pouvait vous faire passer, à Guantanamo, d’un tortionnaire à un samaritain. Derrière l’uniforme, par-delà la fonction, vous pouvez tout aussi bien trouver celui qui vous invective ou vous meurtrit que celui qui fait preuve de sollicitude et de générosité.
Contacté par téléphone, Dominique de Villepin explique en quoi la justice expéditive américaine ne pouvait décemment s’appliquer à des ressortissants français sans mettre à mal les principes démocratiques les plus élémentaires. L’ancien député-maire de Vénissieux André Gérin (PC) raconte quant à lui son obstination à ramener ces jeunes dévoyés dans leur ville et à détricoter les réseaux qui s’en servent comme chair à canon, en les envoyant combattre – et souvent mourir – à des milliers de kilomètres de chez eux, sous des prétextes fallacieux. Personne ne sort grandit de ces témoignages : ni ces apprentis djihadistes ignorant tout de l’islam, ni ces États-Unis faisant leur deuil des règlements internationaux, ni ces interrogateurs incapables de se concerter ou de recouper leurs informations, ni ces agences gouvernementales occidentales, américaines ou non, compromises à force de tordre ou contourner les règles. Si « Détenus 161 et 325 à Guantanamo » est une lecture nécessaire, elle se veut aussi glaçante et désillusionnée. Seule lueur d’espoir : les leçons tirées de ces mésaventures, dispensées devant des auditoires souvent fascinés, voire abasourdis. Pour que l’information circule, les esprits se forment et les mêmes erreurs ne se répètent pas continuellement.
Le Jour où j’ai rencontré Ben Laden : Détenus 161 et 325 à Guantanamo, Jérémie Dres
Delcourt, octobre 2022, 232 pages