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« Dérives » : du fantastique dans la tradition

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Storyboarder, réalisateur, auteur et dessinateur, Alexis Bacci publie le roman graphique Dérives aux éditions Glénat. Le journaliste Takeshi Noda y quitte Tokyo pour la baie d’Ago, campagne nippone reculée, où il enquête sur les ama, des pêcheuses apnéistes issues d’une tradition pluri-millénaire.

En septembre 2001, tandis que les États-Unis sont frappés de plein fouet par les attentats les plus meurtriers jamais perpétrés sur leur sol, le journaliste Takeshi Noda, qui vient de publier un article sulfureux sur des gangs de motards, est envoyé à 700 kilomètres de Tokyo en compagnie de Koji, un jeune stagiaire plutôt taiseux. Il va y mener une enquête sur les ama, ces vieilles femmes pratiquant la pêche sous-marine selon une tradition ancestrale. Son intégration dans cette communauté méconnue, et les histoires qu’il va en tirer, vont former le cœur de Dérives, roman graphique intimiste et plus substantiel qu’il n’y paraît.

Arbitrairement divisé en fonction de codes chromatiques (jaune, rouge, vert, bleu…), Dérives constitue d’abord l’évocation d’un métier dont l’ancienneté est inversement proportionnelle à la popularité. Encore 70 000 dans les années 1950, les ama ne sont plus que 3000 un demi-siècle plus tard, au moment où Takeshi interroge quelques-unes d’entre elles. Les vocations se transmettent de mère en fille, mais la pratique de la pêche sous-marine est entravée par l’épuisement des ressources naturelles, la protection de certains sites ou encore l’activité illégale de braconniers. Collégial en apparence, le métier peut pourtant se révéler source de tensions et de jalousies. Il supporte par ailleurs toute une série de récits dont on peine à mesurer le degré d’exactitude : les cales remplies d’or clandestin issu du pacte tripartite signé entre Rome, Berlin et Tokyo le disputent ainsi à l’histoire d’une ama protégée par un monstre des mers à tentacules – rappelons, et ce n’est pas un hasard, que les yokai regorgent de ces créatures chargées de symbolisme.

Le soin accordé par Alexis Bacci aux dessins participe évidemment à la grande poésie de Dérives. Le roman graphique, attaché aux traditions nippones, intimiste par la manière dont se dévoilent les ama, va s’hybrider au contact d’une disparition teintée de fantastique. « Nous étions considérées comme une sous-caste à la solde des yakuzas locaux. La police a conclu à une simple noyade. Affaire classée. » Takeshi va pourtant se montrer fasciné par cette affaire au point de repousser son retour à Tokyo et d’investiguer lui-même sur les lieux du drame… Mais nous vous ménageons cependant la conclusion de cette excursion sous-marine. Entretemps, le scénariste et dessinateur français aura eu le temps d’éventer ces histoires de provinciales parties étudier dans la capitale et finissant par épouser un fils de noble famille, ces descendants de samouraïs devenus grands armateurs ou encore les rumeurs dont on affublait volontiers certaines ama, par pure jalousie.

Car c’est tout cela qui forme l’étoffe de Dérives. Alexis Bacci prend certes un risque mesuré en immergeant le lecteur francophone dans les régions reculées du Japon, au contact de pêcheuses traditionnelles en voie de raréfaction. Mais il a le bon goût de rendre contagieuse la curiosité de son principal protagoniste, Takeshi allant de découverte en découverte au même rythme que ses lecteurs. Le tout apparaît finalement original et passionnant – et ce malgré une séquence érotique, intervenant au début du récit, dont on peine à comprendre la réelle motivation.

Dérives, Alexis Bacci
Glénat, mars 2022, 232 pages

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