Le troisième tome de Chez Adolf paraît aux éditions Delcourt. Le scénariste Rodolphe et le dessinateur Ramon Marcos effectuent un bond vers l’année 1943, celle de l’enlisement à Stalingrad, du bombardement de la ville de Hambourg et d’un certain défaitisme allemand.
Joseph Goebbels a beau s’époumoner lors d’allocutions radiophoniques au long cours, le professeur Karl Stieg et ses voisins ne s’en laissent pas conter. L’Allemagne s’est engagée dans une guerre totale de laquelle elle a de moins en moins de chances de sortir victorieuse. À Stalingrad, la situation est désespérée et le revers, de taille. À Hambourg, les bombes déchirent le ciel pour s’écraser sur les civils, faisant des dizaines de milliers de victimes. Il se murmure même que certains hauts gradés de l’armée fomenteraient des complots dans le dos du Führer. Et ce n’est pas ces soldats traumatisés, revenant terrorisés du front, qui pourraient infléchir l’impression dominante : l’Allemagne est au plus mal. D’ailleurs, son allié italien, le Duce, a été jeté en prison, et la RAF sillonne les airs teutons à un rythme tel que les abris souterrains sont régulièrement investis par des populations lasses et apeurées.
L’année 1943 sur laquelle s’appesantissent Rodolphe et Ramon Marcos a une résonance particulière pour leur personnage-phare, Karl Stieg. Son directeur ayant fait les frais d’un raid aérien ennemi, il se voit proposer la gestion de l’école dans laquelle il officie. Là-bas, le lecteur peut prendre le pouls de l’état du pays. On se réunit autour du drapeau nazi pour chanter les louanges du Führer mais il suffit de tourner la tête pour comprendre que plus rien ne sera jamais pareil : la plupart des professeurs ont été mobilisés et ce sont d’anciens retraités qui assurent l’intérim, vaille que vaille. Sur le plan sentimental, Karl Stieg est désormais lié à une jeune femme, Mona, qu’il a accueillie conformément aux directives officielles, lorsque le domicile qu’elle partageait avec sa mère a été soufflé par les bombardements ennemis. Cette relation épanouie lui permet de mettre le conflit entre parenthèses, même si ce dernier se rappelle constamment à lui.
Comment, en effet, se projeter dans l’avenir, ou profiter de l’instant présent, quand la guerre occupe toutes les conversations, quand les SS patrouillent en ville, quand les soldats démobilisés souffrent de traumas profonds, quand les bombes pleuvent ? Page 17, cette réalité glaçante se découvre en cinq vignettes parfaitement symétriques : du ciel au sous-sol, des raids aériens aux abris antiatomiques de fortune, se tisse un rapport étroit et automatisé. Rodolphe et Ramon Marcos opèrent par ailleurs plusieurs ponts avec les albums précédents – Hilde se marie avec un officier fanatique, les activités politiques prohibées du révérend Losfeld sont éventées, etc. –, et clôturent leur album par deux puissants symboles : l’humanité d’Allemands en butte aux politiques menées et la destruction d’institutions que l’on imaginait sanctifiées. Malgré ses ellipses considérables, Chez Adolf parvient à déconstruire la mécanique complexe du nazisme, à mettre au jour ses conséquences tragiques et à donner à voir la manière dont il se répercute sur la vie d’Allemands ordinaires. Vertigineux.
Chez Adolf : 1943, Rodolphe et Ramon Marcos
Delcourt, avril 2022, 56 pages