Les éditions Urban Comics publient le premier Batman Chronicles, consacré à l’année 1987. Il rassemble dans leur ordre chronologique un ensemble de récits mettant en scène le Chevalier noir. Un travail éditorial enrichi par les commentaires additionnels de l’éditeur ou des artistes à l’œuvre, mais aussi par des extraits de courriers de lecteurs.
Dans « Batman : Année Un », le récit le plus important de ce premier Batman Chronicles, Frank Miller et David Mazzucchelli racontent la genèse et les premières aventures du Chevalier noir, qu’ils inscrivent en parallèle au transfert de James Gordon à Gotham City. L’histoire est profondément séminale : elle contribue à redéfinir le super-héros et son plus fidèle relai dans la police, dans une vision sépulcrale et désabusée que Frank Miller et David Mazzucchelli charpentent avec soin. Au milieu de références à Taxi Driver, Alan Parker ou Edward Hopper, c’est une double initiation qui se met en branle : le jeune Wayne, encore affecté par la mort de ses parents, s’entraîne durement et s’apprête à faire le ménage dans les ruelles sordides de Gotham, un centre urbain où la corruption policière prévaut et qui contraint James Gordon à se distancier de ses collègues. « Quel gâchis… Faire venir au monde un innocent dans une ville sans espoir. » Gordon et sa femme Barbara auront en effet bientôt leur premier enfant. Mais les fondements viciés de la métropole ne laissent rien présager de bon : « Je suis flic dans une ville où le maire et le commissaire principal se servent de flics comme tueurs à gages. » Difficile d’y être aveugle : Loeb et ses hommes s’encanaillent plus qu’ils ne font respecter la loi. Face à ces forces de l’ordre prédatrices et expéditives se dressent deux figures incorruptibles dont le destin sera désormais inextricablement lié, et auxquelles il faut ajouter, pour être exhaustif, un troisième protagoniste, la féline Selina Kyle, dont le quartier, l’East End, demeure éclairé par les néons des sex-shops et caractérisé par la prostitution. « Batman : Année Un » permet de sonder plus avant la psychologie de ces trois personnages-héros. Il place aussi James Gordon dans un triangle amoureux dont les dilemmes font en quelque sorte écho à sa situation professionnelle : peut-il trahir ses convictions les plus intimes comme il en est venu à tromper Barbara ?
Le scénariste Max Allan Collins prend quant à lui le parti de mettre ses lecteurs sur une fausse piste. Batman se serait « lassé d’être le chirurgien des tumeurs de cette ville » et serait « donc passé aux soins palliatifs ». Pour la journaliste Vicki Vale, cela ne fait pas un pli : Batman, « un fasciste dans un costume ridicule », « s’octroie le droit de rendre la justice derrière un masque ». Cette proche de Bruce Wayne oppose d’ailleurs ses actes jugés odieux à ceux, bien plus nobles et altruistes, du jeune milliardaire, sans comprendre qu’il s’agit pourtant de la même personne. En réalité, à cette dualité constitutive du Chevalier noir va venir s’en ajouter une autre : celle induite par un imitateur opportuniste et criminel. L’ancien inspecteur Tommy Carma, dont les prévenus ont été relâchés en raison de son usage de la brutalité policière, est décrit comme « un homme bien, un flic devenu un justicier fou ». Ses méthodes expéditives sont poussées à leur paroxysme quand il enfile le costume de Batman et porte atteinte à la vie des truands contre lesquels il se dresse. Proche du polar noir, le récit de Max Allan Collins reconfigure en outre les rapports conflictuels entre la police de Gotham City et son protecteur capé… On retrouve plus loin dans ces Batman Chronicles « Robin est-il mort ce soir ? » et « Un gamin de plus dans l’Allée du crime ». Présentés en diptyque, les deux récits introduisent avec ingéniosité le jeune Jason Todd, futur Robin, et l’instructrice M’man Gunn, qui dirige une école formant les criminels de demain. Dans « Les deux font la paire » et « Deuxième chance », de Max Collins et Dave Cockrum, le même Todd s’entraîne aux côtés de Batman et apprend inopinément que Double-Face est responsable de la mort de son père. Il en veut au Chevalier noir de lui avoir caché cette information pour le préserver.
« Victimes » et « Noces d’argile » constituent deux autres récits passionnants. Dans le premier, Batman rencontre Kate, une assistante sociale dévouée et téméraire. Elle arpente seule le quartier malfamé de South Heights et se met entièrement au service des autres. Son assassinat, pour satisfaire aux « appétits démentiels d’un fou », va plonger le protecteur de Gotham City dans le plus grand des désarrois. Dans le second, on suit les pérégrinations sentimentales de Gueule d’argile, éperdument amoureux… d’un mannequin. Ce dernier vient combler le trou béant laissé par la disparition tragique de sa femme. L’exploitation en clerc du mannequin – son mutisme, son indifférence ou, au contraire, sa fidélité – révèle les failles psychologiques du méchant, qui finit par considérer Batman comme un rival amoureux, en interprétant de manière très abusive certains signaux pourtant anodins. Les deux derniers récits de ce très beau recueil présentent Batman comme un « milicien », un « hors-la-loi masqué », chez qui « il n’y a jamais eu de place (…) pour une femme… ». Entendu dans une Commission qui doit statuer sur la libération anticipée du Pingouin, Batman fait face aux préjugés des notables qui y siègent. Dans une autre histoire, il se lie intimement à Talia, la fille de Ra’s Al ghul, mais mesure avec peine à quel point la fondation d’une famille semble inconciliable avec son style de vie. Ainsi, de sa collaboration avec Jim Gordon à ses aléas sentimentaux ou aux présupposés qui affectent son image, l’année 1987 redéfinit touche par touche, dans une modernité graphique sombre, un Chevalier noir souvent éprouvé.