C’est un coup d’essai qui ressemble à s’y méprendre à un coup de maître. Le jeune Timothée Leman publie sa première bande dessinée aux éditions Sarbacane. Plastiquement surprenante, elle prend pour cadre une société post-apocalyptique où le mystère le dispute à la solitude.
La ville est déserte, le paysage désolé. Des chiens peu avenants se disputent les restes d’un animal dans une ruelle. La nature reprend ses droits, doucement. Un jeune garçon prénommé Héli semble parler seul. À bien considérer les choses, il tient un téléphone portable à la main et questionne une application vocale baptisée Yarha. Dans un monde apparemment fini, mais toujours gorgé d’incertitudes, il est rassurant de pouvoir se tourner vers quelqu’un, même si ce quelqu’un est fait de plastique, de cuivre, de carbone, de verre et de lithium. L’humanisation de l’assistant vocal est rendue d’autant plus probante qu’une batterie déchargée se verra mise en parallèle avec l’enterrement du grand-père d’Héli.
Les planches d’Après le monde évoque une constellation de souvenirs picturaux, filmiques ou littéraires : The Walking Dead, La route, Je suis une légende ou encore l’Araignée souriante (d’Odilon Redon) pourraient se réclamer d’une certaine parenté avec l’album. Très peu coloré mais faisant valoir une grande variété de gris, ce dernier est graphiquement superbe. C’est à une véritable expérience visuelle que nous invite en effet Timothée Leman. Ses dessins à traits fins, volontiers oniriques et/ou crépusculaires, contribuent à rendre tangible le monde post-apocalyptique d’Héli. Ils émerveillent par leur science du mouvement, par leur gestion des ombres et des lumières, par l’inventivité de ce monde d’après où le rêve et la réalité semblent se réinjecter sans cesse l’un dans l’autre.
La solitude figure évidemment en bonne place parmi les thèmes principaux de cet album. Héli parcourt un monde sinistré en se remémorant des souvenirs d’antan. Il vit comme un deuil la perte de Yarha, puis décide de suivre un chat – qu’il appelle Martino – qui le mènera vers Selen. Timothée Leman ne se contente pas de sonder la perte d’êtres chers – la famille en l’occurence –, il dessine aussi la stupéfaction mâtinée d’effroi d’Héli lorsqu’il s’imagine avoir perdu sa nouvelle amie, qu’il connaît pourtant à peine. Le besoin de rapports sociaux sous-tend Après le monde au moins autant que les colonnes de lumière et leurs secrets. L’introduction de l’album consiste d’ailleurs à montrer l’intimité d’un père et ses filles alors que la télévision fait état des dernières apparitions de « tours » lumineuses. Le contraste y est saisissant : des disparitions anxiogènes contrebalancées par l’insouciance et le plaisir des jeux familiaux.
D’aucuns, considérant le scénario, pourraient regretter un certain manque de substance. Ce serait cependant faire fi des subtilités dont Timothée Leman émaille sa bande dessinée. La sociabilité y est bloquée au même titre que des humains rendus fantasmagoriques. Une devanture de magasin vous renvoie vigoureusement vers un monde éteint. La faune, la flore et les éléments se parent d’un double sens. Des pêcheurs nous rappellent au détour d’une vignette l’importance de « la nature autour de soi » et de « la beauté de l’instant ». Surtout, les structures de notre civilisation (les routes, les bâtiments, la technologie, les moyens de locomotion, etc.) apparaissent vaines, comme privées de sens, une fois débarrassées de l’activité humaine. Elles ne satisfont à aucun des besoins fondamentaux d’Héli : un bus devient un cercueil roulant, les routes ne mènent plus nulle part, l’industrie agroalimentaire ne subsiste qu’à travers quelques boîtes de conserve, la mode n’a plus aucune assise et même « Dieu nous a abandonnés ».
Après le monde, et si ne demeurait que le souvenir des choses importantes ?
Après le monde, Timothée Leman
Sarbacane, août 2020, 158 pages