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« 1629 » : tragédie(s) en haute mer

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

La Compagnie néerlandaise des Indes orientales affrète le Jakarta et y masse quelque 300 personnes, la plupart en perdition, dans des conditions épouvantables. Le navire a la lourde charge de transporter un mirobolant trésor, destiné à soudoyer l’Empereur de Sumatra. Il est confié à un capitaine alcoolique, un subrécargue psychorigide et son second, dont la vilenie n’a d’égale que le machiavélisme. Tous les ingrédients annonciateurs du drame à venir sont là… Les éditions Glénat publient le premier tome du diptyque 1629, rassemblant les excellents Xavier Dorison et Thimothée Montaigne.

Au XVIIe siècle, la puissante Compagnie néerlandaise des Indes orientales a les coudées franches. Le Jakarta constitue le fleuron de sa flotte. Au début de 1629, le navire est affrété dans l’urgence, afin de rejoindre l’Indonésie, où l’Empereur fait l’objet d’attentions particulières et intéressées. En plein deuil, puisqu’elle vient de perdre son enfant, l’aristocrate Lucrétia Hans embarque sur ordre de son mari. À bord, elle doit voyager avec la lie d’Amsterdam, des déserteurs français, des mercenaires allemands, des assassins, « des animaux sauvages, des bêtes féroces ». Une stricte ségrégation ordonne les lieux ; l’arrière du grand mât est bordé d’une frontière qui lui est interdite.

Le Jakarta a pour skipper Arian Jakob, « un ivrogne aussi violent que stupide », ce qui provoque aussitôt le désarroi du subrécargue Francisco Delsaert, véritable maître des lieux. Ses commanditaires le rassurent toutefois en lui adjoignant un second précédé d’une réputation flatteuse, Jéronimus Cornélius, qui ne se révèlera finalement qu’en apothicaire ruiné, sociopathe et manipulateur. Le voyage, éprouvant, est particulièrement propice aux infamies. La nourriture, indigeste, vient rapidement à manquer. L’équipage se décime, les cadavres sont jetés à la mer. Sur le navire, des coffres remplis d’or et de bijoux attisent les convoitises et permettent aux plus sournois de faire tourner quelques têtes – et retourner quelques vestes. Dans ce « cimetière flottant », le capitaine Jakob se rapproche peu à peu de Cornélius, dont les intentions néfastes se devinent dès la première vignette, laquelle l’introduit en contre-plongée, à la faveur d’un jeu de lumière et d’un sourire sournois trahissant d’emblée sa véritable nature.

Ce qui se met en place dans une gradation savamment orchestrée a quelque chose de vertigineux. Deux camps sont appelés à se faire face, dans un climat de tension à la fois silencieux et assourdissant. La moindre étincelle peut mettre le feu aux poudres. Et le machiavélique Jéronimus Cornélius s’échine à y ajouter ce qu’il faut d’essence pour accélérer l’incendie. Haletant, gratifié de personnages finement caractérisés, ce premier tome de 1629 pose les jalons d’une tragédie navale probablement inévitable, car conditionnée par des caractères irréconciliables, des fractures sociales édifiantes, des conditions de vie déplorables et la permanence (sur place, dans les esprits) d’un trésor si proche et pourtant inaccessible. Le dessinateur Thimothée Montaigne, dont Mathieu Lauffray (Raven) constitue une source d’inspiration manifeste, aligne les planches somptueuses comme des tombeaux : elles sont à la fois sépulcrales et solennelles, la contemplation se substituant ici au recueillement.

Récit survivaliste doublé d’une critique acerbe du capitalisme – les tensions à bord du Jakarta sont exacerbées par les diktats de la VOC –, 1629 n’est pas seulement une « bonne histoire » basée sur des faits réels. Comme l’explique très bien le scénariste Xavier Dorison dans le dossier de presse qui accompagne la parution de l’album, il constitue la démonstration que l’effet Lucifer, documenté par Philip Zimbardo à l’occasion de l’expérience de Stanford, s’applique à tous, en ce y compris à des Amstellodamois vivant à une époque où les Pays-Bas se distinguaient en tant que pointe avancée de la culture, du savoir et de la tolérance. Aussi, les valeurs universelles que les Européens entendaient alors exporter aux quatre coins du monde se trouvent annihilées par les actions délétères d’un capitalisme aveugle.

À la lecture de ce premier tome, il est difficile de ne pas s’enthousiasmer, voire de parler de chef-d’œuvre : dialogues fusants, science de l’image, sous-propos substantiels (le commerce avec les Africains, par exemple), explorations de la psychologie humaine (prédation, autorité, compassion…), références rabelaisiennes, visions cauchemardesques en pagaille (le charnier, les coups de fouet, le lémurien dépecé…). C’est peu dire qu’on attend la suite avec impatience.

1629, Xavier Dorison et Thimothée Montaigne
Glénat, novembre 2022, 136 pages

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