Surtout connue pour ses gros pavés intimidants de littérature classique, la Russie est pourtant une terre foisonnante de livres de science-fiction reconnus par les spécialistes. Ayant émergé au XIXème siècle, ce courant se distingue de ses pairs par ses nombreux traits satiriques et politiques forcément influencés par les bouleversements de son époque. Plongeons-nous dans quatre de ces œuvres essentielles.
Nous autres, d’Eugène Zamiatine
Bien qu’existant depuis le XIXème siècle, la science-fiction russe connait un âge d’or pendant l’ère soviétique. Suite à la révolte des bolchéviks, la société de l’époque connaît de grands changements et notamment de nombreux progrès scientifiques et d’industrialisation qui inspirent de nouveaux auteurs et ce, malgré la censure imposée par le nouvel État.
Néanmoins, le nouveau régime dictatorial mis en place par le Parti Bolchévique fait émerger des voix contestataires et parmi elles, celle d’Eugène Zamiatine, ancien ingénieur naval et déçu de la révolution. Il publie en 1920 à Paris Nous autres, son œuvre la plus connue, qui critique sous forme de dystopie la nouvelle société soviétique. On y suit le journal de D-503, un ingénieur naval fabriquant l’Intégral, un vaisseau spatial qui doit être utilisé pour la conquête de civilisations extraterrestres.
Dans cette société du futur, les humains s’appellent tous par des lettres et des chiffres, leurs activités sont réglées comme des horloges et ils ne disposent, bien entendu, d’aucune liberté individuelle, mis à part leur seule heure de « quartier libre » de la journée. Zamiatine met en opposition le passé où l’humanité était libre mais corrompue et où l’imagination est destructrice et le futur où la dictature (qui ne dit jamais son nom) règne mais où l’humanité a trouvé le « bonheur ». Symboliquement d’ailleurs, le personnage principal commence à questionner sa vie et ses pensées au moment où il se rend dans la « maison antique » (un des seuls vestiges du passé) pour la première fois et goûte à des plaisirs qu’il n’avait jamais soupçonnés alors.
Sans surprise, le livre est censuré en URSS, son auteur est interdit de publication et est forcé de rester en Russie pendant plusieurs années. Aujourd’hui, heureusement, Nous autres est considéré comme un classique incontournable et a influencé de nombreux auteurs de dystopies et parmi les plus importants : George Orwell et son 1984 ainsi qu’Aldous Huxley avec Le Meilleur des mondes.
Coeur de Chien, de Mikhaïl Boulgakov
Autre roman censuré par les bolchéviks, Coeur de chien présente le personnage de Bouboulov, un chien errant, qui va se transformer en un homme répugnant suite à une opération de remplacement de l’hypophyse et des testicules par ceux d’un humain. Le chien, au départ affectueux et aimable devient petit à petit un homme grossier, sans-gêne et, comble de l’horreur, pro-révolutionnaire. Mikhaïl Boulgakov ne fait pas dans la dentelle en décrivant cet être odieux, qu’il présente comme une figure du prolétariat, influencé par ses lectures d’Engels. Par opposition à l’image du scientifique savant, respectable, cultivé et parangon bourgeois (le chirurgien Filip Filippovitch), Bouboulov apparaît comme un profiteur, un fainéant qui, pour rester dans le champ lexical canin, mord la main du maître qui l’a nourri.
Coeur de chien est peu subtil dans sa représentation de l’homme des bas-fonds du peuple et, symboliquement, de la figure de « l’homme nouveau » auquel la société russe post-révolution aspire. Certes. Cependant, Boulgakov y déploie tout son talent littéraire pour jouer avec l’absurde, la satire et, bien sûr, son humour si particulier.
Boulgakov, tout comme Zamiatine, est inquiété par « l’Oguépéou » (l’OGPU), la police d’état soviétique qui perquisitionne son appartement en 1926 et emporte avec elle son manuscrit de Coeur de chien ainsi que ses journaux intimes. Elle lui reprochera de ne pas s’intéresser aux paysans et ouvriers et de donner une vision négative de la société soviétique. Finalement, après avoir écrit plusieurs pièces de théâtre qui sont par la suite interdites de représentation, il ne peut plus exercer son métier d’écrivain. Les deux hommes, amis, écrivent chacun une requête à Staline pour lui demander l’autorisation d’émigrer hors de l’URSS. Celle de Zamiatine est acceptée et il part donc en Europe alors que Boulgakov accepte en 1930 un emploi d’assistant-metteur en scène au Théâtre d’Art de Moscou. Plutôt considéré à l’époque comme un dramaturge et auteur de théâtre, Mikhaïl Boulgakov est plutôt reconnu aujourd’hui pour son roman Le Maître et Marguerite, difficilement classable et très original. Il ne sortira d’ailleurs en version non censuré en Russie qu’en 1973.
Aelita, d’Alexeï Nikolaïevitch Tolstoï
De l’autre côté de la barrière, Alexeï N. Tolstoï, noble ayant choisi de soutenir le gouvernement soviétique, écrit en 1923 le roman Aelita. Il s’inscrit dans la continuité de la science-fiction russe traditionnelle (depuis 1890) prenant pour concept le voyage dans l’espace et la découverte des autres planètes du système solaire. Le livre présente deux personnages russes : un scientifique, Loss, qui a construit un vaisseau spatial et cherche un équipier pour son voyage sur Mars et Goussev, un soldat révolutionnaire pur et dur qui souhaite conquérir Mars au nom de sa patrie. Au terme de leur voyage, ils font la rencontre d’une civilisation avancée et notamment d’Aelita, la fille de leur chef. Et bien entendu, Goussev, le personnage du révolutionnaire idéal, amène le peuple martien à se soulever.
Malgré les défauts apparents du livre aujourd’hui, qui paraît un peu daté et naïf, il reste intéressant à découvrir pour l’influence qu’il a eu à l’époque et pour comprendre quelle était la littérature qui était acceptée et encouragée par le régime soviétique. À noter également que le roman a bénéficié d’une adaptation cinématographique par Yakov Protazanov une année après sa publication et que ce fut le premier film de science-fiction soviétique.
Il est difficile d’être un dieu d’Arcadi et Boris Strougatski
Après la Seconde Guerre Mondiale et pendant la période de dégel des années 50 et 60 émergent deux frères écrivains qui sont aujourd’hui reconnus comme les maîtres de la science-fiction soviétique et dont les romans sont vus comme des chefs-d’œuvre, Arcadi et Boris Strougatski. Auteurs de nombreux succès, ils sont notamment à l’origine du film Stalker d’Andreï Tarkovski puisqu’il est en réalité l’adaptation de Pique-nique au bord du chemin, sorti en 1972. Quelques années auparavant, ils publiaient un autre de leurs romans les plus cultes, Il est difficile d’être un dieu, en 1964.
On y suit Anton, un agent secret originaire de la planète Terre du futur, dont la mission est d’observer Arkanar, une civilisation extraterrestre moins évoluée. Si l’on devait y trouver un équivalent, la société sur cette planète ne serait pas plus avancée qu’à l’époque du Moyen-Âge terrien. Le ton est ici beaucoup plus sombre et sérieux, et on retrouve beaucoup de réflexions sur la religion et la discipline historique. Il est très intéressant de se plonger dans les délibérations internes du personnage principal, confronté à un dilemme cornélien. Doit-il conserver sa place de simple historien et ne pas interférer dans la vie politique de cette planète ou bien sortir de sa place d’observateur pour essayer de la faire évoluer positivement en supprimant les tyrans qui la gouvernent ?
Il est difficile d’être un dieu nous amène à nous poser beaucoup de questions complexes, dont les réponses ne sont pas aussi évidentes que ce qu’on pourrait penser. Évidemment ancrés dans leur époque, les frères Strougatski s’interrogent également sur les conditions d’exercice du pouvoir, et de nombreuses scènes du roman font écho à des événements de la vie réelle. Ainsi, les Gris, soldats à la botte du Premier Ministre Don Reba, font fortement penser à la Section d’Assaut nazie. D’ailleurs, en 1969, ils finissent par être censurés par le régime soviétique à qui les parallèles entre leurs univers fictifs et l’URSS ne plaisent pas.
Les livres de science-fiction russes ou soviétiques qui ont marqué l’histoire sont presque exclusivement des œuvres s’opposant à la révolution bolchévique ou tout du moins critiquant le système soviétique. Peut-être parce que la censure de l’époque était si restrictive que ce qui était accepté et/ou ce qui arrivait à passer cette barrière n’avait plus beaucoup de qualité littéraire ni de substance. Ou alors parce que l’histoire aime bien retenir les têtes brulées. Dans tous les cas, la littérature s’avère toujours riche, multiple et complexe. Même soumise aux pires restrictions, elle arrive à s’adapter et à persévérer. C’est ça, la beauté de la littérature, elle trouve toujours son chemin.