Maison d’édition connue pour son exigence de contenu et sa volonté à susciter un réel élan pédagogique, Playlist Society s’est mis en tête depuis sa création de lever le voile sur certains cinéastes à l’univers bien trempé, tels qu’Hayao Miyazaki, Michael Mann, ou encore Christopher Nolan. Une bien belle brochette (d’artistes) qui se voit agrandie avec la parution de Tony et Ridley Scott, Frères d’Armes, un ouvrage qui ausculte, dissèque et rapproche 2 cinéastes que la profession a (presque) constamment opposés : Ridley & Tony Scott.
On connait le premier pour ses fresques historiques grandiloquentes, son caractère démiurge et ses odyssées de science-fiction qui ont marqué l’histoire du 7ème art. Du second, beaucoup n’en gardent que le souvenir d’un cinéaste connu pour ses actionners nombreux et variés, souvent écrits avec poigne par des petits génies du dialogue (Shane Black, Robert Towne et Michael Kelly, entre autres). Il n’en fallait pas plus pour que la critique/profession, cherche continuellement à les opposer, et méconnaisse ainsi ce lien difficilement perceptible mais existant entre les deux frères. Un lien justement à la base de l’ouvrage Tony & Ridley Scott, Frères d’Armes signé Marc Moquin, qui en à peine 160 pages, parvient à opérer une étonnante jonction entre ces deux cinéastes aux univers à priori aux antipodes. De ces pages, on ressent ainsi une volonté commune de dresser le portrait d’hommes et de femmes évoluant au cœur de systèmes politiques qu’ils combattent. De la sorte, on parvient, au gré du récit, à mettre sur un même plan, des œuvres aussi visuellement opposées que Blade Runner & Man On Fire. Le tout sans occulter la forme, ni le fond qui, loin de la dissertation scolaire redoutée, a le chic de se décliner en thèmes.
On cause ainsi de l’homme, de la société corrompue, de morale, de lutte des minorités ; dans un récit étonnamment fluide et sincère et qui échappe constamment à ce petit ton moralisateur et pédant qui habite généralement les ouvrages de cinéma. Il faut dire que derrière l’ouvrage se cache un certain Marc Moquin, critique de cinéma à l’origine d’un des projets les plus excitants de ces dernières années : Revus et Corrigés, qui à l’heure de la démocratisation (presque) excessive du cinéma (Netflix) a fait le pari fou de se focaliser sur le cinéma de patrimoine. Alors, quand l’auteur de cette périlleuse entreprise nous parle du projet, on est tout ouïe surtout en ce qui concerne le pourquoi du comment. Afin de savoir comment un fan pur et dur de l’œuvre des deux frères a su conjuguer passion & réflexion, raison et maturité dans cet ouvrage riche, érudit & passionnant. Ça tombe bien, entre deux articles pour Revus & Corrigés, Marc a pu répondre à nos questions.
– Commençons par ce qui semble être la question la plus évidente. Pourquoi s’être focalisé sur les frères Scott ? Pourquoi les frères et pas juste l’un des deux (Ridley ou Tony) ?
Marc Moquin : En réalité, lorsque l’idée du livre est née, c’était uniquement à propos de Ridley Scott. Peu après la sortie d’Exodus : Gods and Kings, qui n’a pas manqué de diviser, je souhaitais écrire un livre synthétique sur l’œuvre de Ridley Scott – en France, il n’y en avait qu’un, les autres étant essentiellement thématiques sur certains de ses films (Alien ou Blade Runner, forcément). Au fur et à mesure de l’avancement du projet, l’idée d’une troisième grande partie consacrée à Tony Scott germe, pour créer un miroir avec le reste de l’analyse sur Ridley Scott. Plus je détaillais sur les films Ridley Scott, plus la partie de Tony Scott grossissait de manière exponentielle tant les échos étaient multiples. Un ami m’a alors conseillé de franchir le pas et de consacrer le livre aux deux. Il avait parfaitement raison : non seulement, aucun livre – à ma connaissance – ne l’avait fait, mais surtout c’était la solution idéale pour répondre à cette idée que Tony Scott n’a rien à voir avec Ridley Scott. Alors qu’au contraire, sans dire qu’ils sont identiques, ils sont absolument complémentaires.
– Ensuite, quelle est l’origine de ce projet ? Par là, je veux dire, qu’accoucher d’un projet long de 160 pages, c’est loin d’être une sinécure, non ?
Marc Moquin : Il y avait donc la sortie d’Exodus, mais pas que : Ridley Scott avait alors (et a toujours…) une très mauvaise image auprès des spectateurs, notamment depuis Prometheus. L’accueil de Cartel, que je considère être un de ses meilleurs films contemporains, avait été catastrophique. Ridley Scott est très critiqué, mais ça n’est pas étonnant non plus, il l’a toujours été, Blade Runner avait lui aussi été globalement mal reçu. Mais indépendamment de ce qu’on pense de ses films, j’avais l’impression qu’il y avait une incompréhension des méthodes de fonctionnement du cinéaste et de ce qu’il cherche à dire. Tony Scott a été globalement encore plus mal considéré toute sa carrière, à part la défense de certains vertueux. Sa disparition, en 2012, avait suscité notamment deux types de réaction : ceux qui en remettaient une couche avec des « bon de toute façon ça n’a jamais été bien » et d’autres qui soudainement réalisaient un vide dans le cinéma d’action contemporain. La rédaction a pris du temps, car le projet a beaucoup évolué et s’est nourri de l’actualité encore foisonnante de Ridley Scott (deux films sortis en 2017…), mais elle s’est faite naturellement et instinctivement pour ce que j’avais moi-même à dire sur ces deux cinéastes, pourquoi je les aimais, et pourquoi j’avais envie des les réunir, pour enrichir mutuellement leurs filmographies.
– Combien de temps as-tu investi dans ce projet entre l’idée et la remise du manuscrit à Playlist Society ?
Marc Moquin : L’idée est née en 2014, j’ai entamé une partie de la rédaction en 2015… et j’ai fini le livre en décembre 2017 ! Ça a donc été très long. Mais ceci a été bénéfique, me faisant prendre du recul sur de nombreux aspects du livre. Certains films ont également bien décanté. Sans que je sois un immense fan d’Alien: Covenant, j’ai pris par exemple beaucoup de plaisir à écrire dessus et à étoffer mon analyse sur le film dans le sens du film qui, qu’on l’aime ou non, est très riche. Le manuscrit était lui-même très long… Il s’est engagé un long mais extrêmement satisfaisant travail d’édition avec Playlist Society, pour recentrer le livre autour de son sujet. J’aime les digressions, mais j’étais allé sans doute un peu loin. Beaucoup de temps pour un livre pas si énorme (il ne fait pas 600 pages), mais un temps salvateur vu la densité du sujet, dans lequel on a vite fait de se perdre.
– Ensuite, est-ce que l’idée à la base du roman était de célébrer la complémentarité entre les frères ? De réévaluer Tony ? De montrer la noblesse de Ridley à l’heure où il est en difficulté vu l’échec relatif de Alien Covenant ?
Marc Moquin : Sans en faire des caisses sur les deux cinéastes, l’idée était qu’en les mettant côte-à-côte, on pourrait au moins regarder leurs filmographies d’un œil nouveau. Je suis persuadé qu’à défaut de forcément trouver tous les films géniaux, on peut se dire qu’ils gagnent largement en intérêt – dont Alien: Covenant, justement. Il y a quelques films que je tiens à réhabiliter, mais là il s’agit de mes goûts personnels, comme Revenge de Tony Scott, que j’aime beaucoup et qu’on oublie tout le temps. Je lui consacre un passage conséquent dans le livre, mais surtout parce qu’il est cohérent avec ce que j’essaye de démontrer. On a beaucoup attaqué ces deux cinéastes sur la cohérence (ou plutôt l’absence de cohérence) de leur filmographie. Or, elle est là, c’est juste qu’elle se traduit différemment par rapport à d’autres cinéastes. Et pourtant, Tony comme Ridley Scott tiennent des plus grands…
– Est-ce que l’idée t’es venue du manque de travaux/écrits/vidéos sur le sujet ou bien, tu as voulu étancher une envie de fanboy ?
Marc Moquin : Il y a tout de même un certain nombre de travaux sur Ridley Scott, surtout en anglais, dont une encyclopédie assez intense. Sur Tony Scott, en revanche, c’est le désert. Rockyrama a sorti il y a quelques mois un livre sur lui mais c’est à ma connaissance un des très rares ouvrages sur le sujet. Il y a beaucoup de très beaux textes sur Internet à propos du cinéma de Tony Scott (dont Déjà Vu, qui a suscité des passions cinéphiles assez formidables dans certains écrits, pour son côté stimulant et méta-cinéma), mais sur papier, c’est une autre histoire. Pour mes recherches, j’ai même dû retrouver le mémoire d’une chercheuse australienne, Alison Taylor, qui s’intéressait à l’esthétique de l’érotisation de la violence chez Tony Scott. Ça me paraissait dingue que personne ne pousse ceci un peu plus loin tant il y avait à dire. Il y a quelque chose d’excitant, du coup, à aborder un cinéaste peu voire pas du tout traité, que paradoxalement tout le monde connaît, au moins pour deux ou trois films. Et pourtant, dans nombre de livres de cinémas, notamment sur les formes cinématographiques, le cinéma de Tony Scott est plus ou moins régulièrement mentionné, notamment pour tout son tournant expérimental des années 2000. Faire un livre où il serait enfin sur le devant de la scène, avec son grand frère, était in fine une continuation logique. Et il reste encore beaucoup de choses à dire, sur l’un comme sur l’autre.
Sur ces mots s’achève notre entrevue. Courte certes mais pas moins passionnante car derrière l’envie de parler de cinéma, l’auteur Marc Moquin semble s’être mué en véritable pédagogue, soit tout le crédo de Playlist Society.