Le bicentenaire de la naissance de Charles Baudelaire sera fêté comme il se doit aux éditions Dupuis. La collection « Aire libre » accueille en effet un album sobrement intitulé Les Fleurs du mal, à travers lequel Bernard Yslaire rend hommage au célèbre poète, dont il a déjà publié une biographie par le passé. Ces Fleurs, censurées jusqu’en 1949, ont longtemps été amputées de six pétales jugées immorales. C’est ici dans leur toute première version, datant de 1857, qu’elles reparaissent, ornées des dessins somptueux de l’illustrateur belge.
Récemment encore, les éditions Dupuis faisaient place nette à Mademoiselle Baudelaire, plus qu’un album, une proposition artistique à travers laquelle Bernard Yslaire immergeait le lecteur dans la matrice des Fleurs du mal, par le truchement de la maîtresse du poète, Jeanne Duval. La fascination qu’exerce Charles Baudelaire sur le scénariste et illustrateur bruxellois ne date en effet pas d’hier. Chacune de leur rencontre donne lieu à un réexamen, tout en sensibilité, d’une existence hors du temps et d’une œuvre n’ayant d’autre rivage que celui de la liberté. La parution de ces Fleurs du mal n’a pas pour seul mérite de réactualiser un recueil controversé, ayant jadis froissé une partie de la société française, jusqu’à sa censure partielle, ordonnée par les tribunaux. Elle juxtapose un regard graphique personnel à une verve poétique hardie, que chacun s’est réappropriée au fil des années.
Sur les mots de Baudelaire, tout a été dit : la beauté froide, parfois sépulcrale, la liberté, irrévérencieuse, la capacité à se saisir de toute chose en y insufflant ce qu’il faut de style et de sophistication. L’abîme, la mort, la mélancolie, le temps qui passe y côtoient, dans Les Fleurs du mal, la foi, la femme, l’exotisme, l’enchantement. Vif, audacieux, sans fard, le poète parvenait à imposer aux esprits des images puissantes avec une rare économie de moyens. Des beautés forgées par l’Enfer aux songes des fous en passant par les parfums nous guidant vers des climats imaginaires, Baudelaire a verbalisé une nuée de sentiments qui, sans lui, seraient restés ineffables. D’une certaine façon, Bernard Yslaire ne propose rien de moins que la restitution de résonances personnelles, suscitées en lui par les écrits du poète français. Le dessin cohabite avec le texte, le nouveau avec l’ancien, le subjectif avec le collectif.
Ce qu’Yslaire révèle de l’art baudelairien lui appartient. Ces Fleurs du mal fixent avant tout la rencontre entre deux sensibilités issues de disciplines différentes. Deux artistes qui se font écho dans le temps long. On retrouve ainsi sous les traits fins et hachurés du dessinateur belge la noirceur, l’ambivalence, le mystère, la liberté de Charles Baudelaire. Couleurs surannées, silhouettes sculpturales, créatures vénéneuses, dessins entremêlés, jeux sur les plans (avant, arrière) et les teintes, Yslaire s’en donne à cœur joie et insèrent dans les pièces, ou entre elles, des représentations somptueuses, toujours empreintes de justesse, parfois dérangeantes (à l’image de la double-page 168-169 et ses normes inversées). Mais ce qui surprend le plus, c’est peut-être le naturel presque insolent avec lequel les dessins viennent se fondre dans les écrits baudelairiens, comme s’ils en constituaient l’excroissance tardive, mais atavique.
Les Fleurs du mal, Charles Baudelaire et Bernard Yslaire
Dupuis, novembre 2022, 256 pages