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« Les enfants vont bien » de Nathalie Quintane : adieu au langage ?

Poétesse et écrivaine, Nathalie Quintane s’intéresse depuis longtemps à la question des réfugiés. Dans Les enfants vont bien, elle coupe et monte les mots des uns (politiques, textes de lois, administration, presse…) pour en faire apparaître les contradictions internes et leur manipulation volontaire ou non du langage, et des autres (réseaux d’aide) pour confronter des visions tellement opposées que l’on pourrait se demander si tous parlent de la même chose.

Nathalie Quintane n’a rédigé que cinq pages de Les enfants vont bien, celles de l’avant-propos dans lequel elle explique sa démarche. Le livre ne comporte en effet sur chaque page que quelques phrases, souvent tronquées, souvent seulement quelques mots, disposés différemment et dans une police d’écriture spécifique selon la personne qui les a écrits ou prononcés. Tous ces propos ont été collectés approximativement entre 2014 et 2017 et concernent les réfugiés arrivés en France durant cette période. Cinq provenances sont à dénombrer : les paroles politiques (présidents de la République et ministres de l’Intérieur), les textes de loi, l’administration des centres d’accueils, la presse quotidienne et les réseaux d’aide.

Des réfugiés, Nathalie Quintane dit que « le sort qui leur est fait est fabriqué, puis justifié et légitimé ». Mais de qui parle-t-on, au juste ? Une des premières choses qui frappe à la lecture de ce livre – à lire d’une traite – est que chacun désigne les réfugiés selon un vocable qui témoigne de sa fonction dans la société. Dans Les enfants vont bien, on voit que la loi parle toujours d’« étranger », tandis que l’administration des centres d’accueils parle souvent de « résidents », parfois de « nos amis » ou de « nos gars », témoignant d’une certaine volonté de bien faire autant que d’un indéniable paternalisme. Dans la bouche des militants des réseaux d’aide, ce sont les mots « famille » et « enfants » qui reviennent fréquemment. Du côté de la presse, le mot « migrant » est utilisé à toutes les sauces, souvent associé à des adjectifs qui semblent renvoyer ces êtres humains à une condition quasi animale : ici, des migrants « percutés », là, d’autres « effrayés par le bruit », comme on parlerait de sangliers au bord de la route. Chez les politiques, dans un autre type de registre animalier, on évoque un « taureau » qu’il s’agirait de prendre par les cornes. Les « quelques personnes » qu’on « laisse s’installer » risquent de se transformer en « milliers » : comme dirait un ancien ministre de l’Intérieur qui s’épargnait la langue de bois, « quand il y en a un, ça va. C’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes ». Parallèlement, il est question dans les propos présidentiels et ministériels de « nos citoyens », dont il faut assurer la « sécurité », et qui sont de « braves gens », des « gens bien élevés » – eux ? – mais exaspérés.

Au-delà de cette impossibilité à parler la même langue, le livre donne à voir les préoccupations et les obsessions de chacun. On ne sera pas surpris de trouver dans la langue politique le souci de la « circulation des marchandises » dans un livre consacré à des êtres humains qui ne jouissent pas de la même liberté. Les termes « efficacité », « fermeté » et « maîtrise » reviennent fréquemment, de même que « générosité », « solidarité » et « humanité » : ces deux groupes de mots sont cependant souvent séparés par des « mais » qui en disent plus long que n’importe quel discours. La langue politique est celle du cynisme, celle qui s’en prend aux « belles âmes » qui donnent des « leçons de morale insupportables », celle qui ne fait preuve de « cœur » que si celui-ci est « intelligent ».

La langue législative permet à l’autrice d’isoler des formulations dont on se demande comment elles ont pu être écrites sérieusement (le classique « raisonnable de penser », le joli « paralléliser les interventions »…), voire des passages entiers difficilement compréhensibles pour les non-initiés : il est pourtant également question de « simplification administrative »… Du côté des centres d’accueils, on a parfois l’impression d’être dans une colonie de vacances, avec un « programme […] sympa » et de nombreuses « activités », ou encore à l’école (bien « amener leur cahier », « assiduité »). C’est certainement dans ces citations que l’on trouve le plus d’ambivalence : le réel revient parfois en pleine figure (rester « discrets quant aux TS »), de même qu’une curieuse passion/répulsion pour le langage administratif : alors qu’on cherche constamment du concret, il est question d’« essayer de tendre […] vers cette planification », en travaillant « de façon un peu plus cadrée » sur des « besoins maintenant plus clairement identifiés ». Derrière ces dramatiques autant que cocasses aveux d’impuissance, on se rappelle parfois que « ce sont des personnes adultes, intelligentes » : mais pourquoi en arrive-t-on à devoir réaffirmer cette évidence ?

La langue médiatique a en commun avec la langue politique l’usage de mots qui frappent immédiatement l’imaginaire : « implosion », « tensions », « incompréhensions », « émeutes » sont les mots qui viennent lors de l’apparition de cette catégorie au bout d’une centaine de pages. Comme chez les politiques, on se préoccupe plus des forces de l’ordre chargées de traquer les « migrants » que de ces derniers, y compris lorsqu’un jeune soldat glisse sur une plaque de neige et se blesse « légèrement ». Les « migrants » ne constituent guère plus qu’un « sujet » qui « fait », « encore », « l’actualité », comme si ce n’était pas précisément les médias qui « font » cette « actualité » en choisissant de traiter « encore » tel ou tel « sujet » – sur le même mode. Comme si, aussi, ce n’était qu’un sujet comme un autre, un marronnier remplissant commodément les pages d’un journal qu’il faut bien vendre : contrairement à la neige en hiver ou à la canicule en été, les migrants sont mobilisables quelle que soit la saison.

La langue militante, quant à elle, est souvent la langue de la lassitude et du découragement : « inaccessibles », « violent », « indignes », « sans fin », « gesticulations »… Elle est aussi celle de la lutte, malgré tout, déclinée dans un programme sur plusieurs pages du livre. Elle est surtout celle de « citoyens ordinaires », « démunis devant ce drame ». Elle est enfin, parfois, celle de l’espoir : c’est elle qui affirme que, au moins, « les enfants vont bien ». Mais c’est celle qui est reléguée par Nathalie Quintane en notes de bas de page, celle qui semble être le moins entendue, qui a le moins de portée.

Mais les mots ne suffisent pas. Pour renforcer leur effet, Nathalie Quintane les fait rentrer en résonance par le biais du montage, permettant de souligner l’ambivalence tristement comique des politiques ou des textes de loi. Ainsi, sur une double page, deux citations politiques se répondent : la première s’en prend aux « solutions gentillettes » et aux « demi-mesures », quand la seconde annonce l’installation de… « sanitaires mobiles ». De même, un extrait législatif évoque sur une page de droite une durée de retenue qu’il s’agit de « limiter » puis, en tournant la page, qu’il s’agit désormais d’« allonger ». D’autres fois, ce sont deux paroles différentes qui se heurtent l’une à l’autre : la fameuse « efficacité » du politique butant contre l’indéchiffrable charabia juridique, l’absence d’aide pour les réfugiés contre une prime promise aux policiers par un ministre, l’absence de l’Etat dénoncée par les réseaux d’aide contre les préoccupations réelles dudit Etat (« sécurité », « circulations des marchandises »), les « longs débats » rapportés par la presse sur un centre d’« urgence » contre l’expulsion, réalisée « brutalement », de la famille d’un jeune homme handicapé.

« A nous de parler et d’écrire autrement », conclut Nathalie Quintane dans son avant-propos après avoir également souligné que ce qui se passe pour les réfugiés peut concerner « tous ceux qui ne sont pas assez vigoureux et « fermes » pour être en tête ». Le « sujet » traité ici méritait bien un livre tel que celui-ci, mais on pourrait en imaginer d’autres tout à fait similaires sur les Gilets Jaunes ou le mouvement de grèves contre la réforme des retraites. Les gouvernements qui se succèdent depuis une dizaine d’années, quelle que soit leur couleur politique, sont passés maîtres dans l’art d’énoncer de manière imperturbable des mots dont ils violent consciencieusement le sens. Il est question ici d’un « projet de loi totalement équilibré » (et aussi d’une circulaire « extrêmement caricaturée »). Le président du groupe LREM à l’Assemblée Nationale, Gilles Le Gendre, a qualifié la réforme des retraites comme étant « la plus juste et la plus protectrice en France depuis 1945 ». La lutte contre les inégalités de toutes natures et leur développement accru au nom de l’idéologie dominante passe aussi, surtout, par une réappropriation du langage : « Les enfants vont bien » en constitue une brillante et revigorante preuve.

Les enfants vont bien, Nathalie Quintane
P.O.L., novembre 2019, 240 pages