Vidéaste à la tête de la chaîne Bolchegeek, Benjamin Patinaud publie aux éditions Au Diable Vauvert l’essai Le Syndrome Magneto, qui se penche sur la caractérisation et les sous-discours propres aux super-vilains des comics, de la littérature, des séries télévisées et du cinéma.
Les super-héros sont souvent le reflet des problèmes sociaux et historiques de leur époque, exprimant des enjeux tels que le racisme, l’exclusion, le désir de justice, les affects juvéniles, l’identité, la précarité ou encore les inégalités. Dans l’ouvrage Le Syndrome Magneto, Benjamin Patinaud démontre avec érudition (et légèreté) à quel point les personnages super-héroïques, et surtout les super-vilains, peuvent être porteurs de sous-textes, permettant une interprétation plurielle de leurs actions et de leurs motivations. Sans surprise, puisque le titre de son essai se veut explicite en la matière, Magneto occupe une place de choix dans son argumentaire. Lui et Charles Xavier, figures emblématiques des X-Men, incarneraient des versions romancées de Martin Luther King et Malcolm X, deux leaders du mouvement des droits civiques des années 1960. D’ailleurs, la création de ces personnages en 1963, par Stan Lee et Jack Kirby, s’inscrit dans un contexte historique bien particulier, tandis que les chemins différents pris par l’un et l’autre offrent un jeu de miroir confondant de mimétisme avec les deux activistes afro-américains. Plus généralement, l’auteur pointe la série X-Men pour la manière dont elle traduit les sentiments adolescents et LGBT, pour l’internationalisation de ses équipes de mutants, pour les ambiguïtés morales de ses protagonistes ou encore pour les nombreux ponts sociohistoriques qu’elle permet (les camps de concentration du IIIe Reich, le régime de l’apartheid en Afrique du Sud, la naissance de l’État d’Israël, etc.).
Malgré leurs différences idéologiques, Charles Xavier et Magneto partagent un respect mutuel, ce qui montre que les mutants sont capables de reconnaître la valeur des autres, quelle que soit leur position. Le simple fait que Magneto aurait pu choisir un autre chemin dans d’autres circonstances souligne l’importance du contexte et de l’environnement dans la formation des convictions de chacun. Les X-Men offrent un espace de discussion sur la différence et la diversité, à travers le prisme des super-pouvoirs, mais également en abordant des thématiques plus universelles, telles que l’identité, le rejet ou la responsabilité. Les relations entre les mutants et les humains y servent de parabole pour aborder les enjeux du racisme et de la discrimination, en montrant notamment comment la peur et l’ignorance peuvent conduire à l’exclusion et à la violence. La richesse et la complexité des personnages, au premier rang desquels prend place Magneto, ainsi que les thèmes explorés par leur truchement, permettent à la série de transcender le simple divertissement pour s’ériger en véritable réflexion sur les enjeux sociaux et politiques. Mais Benjamin Patinaud ne se cantonne pas aux X-Men et poursuit sa réflexion par-delà les mutants, pour englober l’ensemble des super-vilains, qu’il effeuille d’ailleurs longuement en fin d’ouvrage.
On le comprend aisément à la lecture de cet essai : si les récits de super-héros ont souvent été étudiés sous l’angle de leurs protagonistes principaux, les héros eux-mêmes, il n’en demeure pas moins essentiel d’examiner attentivement leurs homologues super-vilains, qui jouent un rôle crucial dans la construction des récits et de leurs sous-textes. Ils constituent des éléments perturbateurs, des catalyseurs d’actions et ils opèrent, parfois, une mise en pratique de certains principes philosophiques. Benjamin Patinaud rappelle ainsi que le super-héros se mesure avant tout à l’aune du super-vilain qui l’incite à agir, ou plutôt à réagir. Les héros ont en effet tendance à réagir aux problèmes plutôt qu’à s’attaquer à leurs causes profondes. Prenons l’exemple de Batman : s’il réussissait à éradiquer la corruption et la pauvreté à Gotham, il n’y aurait plus de Joker, de Poison Ivy ou d’autres méchants pour perturber l’ordre établi. L’auteur souligne par ailleurs que la logique conséquentialiste est particulièrement applicable aux super-vilains. La philosophie a souvent recours à des caricatures pour montrer comment une bonne intention peut se muer en horreur une fois généralisée. Il se trouve précisément que les méchants se montrent généralement prêts à sacrifier le présent pour une utopie future, comme c’est le cas avec Thanos, qui n’hésite pas à détruire la moitié de l’univers pour assurer sa survie à long terme.
Les super-héros sont parfois accueillis avec circonspection. Le Syndrome Magneto souligne qu’ils évitent volontiers les dilemmes moraux en ne sacrifiant personne, en ignorant (dans la construction scénique et dramatique) les conséquences de leurs actes et en se présentant toujours, ou presque, comme des sauveurs infaillibles. Les super-vilains, eux, peuvent être perçus avec nuance, comme des reflets des peurs et des inquiétudes propres à leur époque. Ils peuvent incarner des menaces issues de la science, de la technologie, de l’écologie ou du pouvoir politique, autant de sujets qui préoccupent les sociétés contemporaines. Ainsi, des personnages comme Lex Luthor, magnat de l’industrie et homme politique aux ambitions démesurées, ou Poison Ivy, militante écologiste prête à tout pour protéger la nature, illustrent les tensions et les enjeux auxquels notre monde doit faire face.
Il convient d’examiner le rôle du méchant dans le domaine de la fiction et son rapport avec la fenêtre d’Overton, cette dernière représentant l’éventail des idées politiques, sociales ou morales acceptées par la société à un moment donné. Cette fenêtre est en perpétuelle évolution, se déplaçant et s’adaptant aux contextes géographiques et temporels, comme en témoigne l’exemple du droit de vote des femmes. Dans l’univers littéraire et cinématographique, les antagonistes se situent généralement loin de la fenêtre d’Overton, leurs actions et leurs motivations défiant les normes établies par la société. Cependant, certains méchants, à la marge de cette fenêtre, suscitent parfois une forme d’empathie et de compréhension de la part du public. L’auteur poursuit en précisant que ces personnages et leurs actes résultent souvent d’un passé traumatisant ou de graves injustices qu’ils ont subies. Leurs récits personnels sont ainsi méticuleusement construits pour offrir une explication à leurs méfaits.
Des personnages emblématiques tels que Michael Myers d’Halloween, le Joker, ou encore Dark Vador illustrent parfaitement ce phénomène. Ces méchants, profondément marqués par les événements douloureux de leur passé, sont contraints d’agir dans l’ombre, loin des préoccupations triviales des protagonistes. Par contraste, les héros, ceux que l’on considère benoîtement comme les « gentils », jouissent du privilège de pouvoir pinailler et agir avec une certaine sérénité. Ils n’ont pas à affronter les mêmes injustices que leurs adversaires, ne sont pas exposés à la même urgence, et, de ce fait, sont souvent perçus comme moralement supérieurs. Il est toutefois essentiel de s’interroger sur la pertinence de ce schisme manichéen, qui oppose méchants et gentils sans tenir compte de la complexité des situations et des reliefs psychologiques. Benjamin Patinaud initie à cet égard une réflexion passionnante.
Dans l’univers artistique, notamment celui du rap et des jeux vidéo tels que Grand Theft Auto, le méchant est quelquefois célébré et apprécié du public, d’autant plus lorsqu’il est dépeint sous un jour nuancé ou, au contraire, quand il s’érige en exutoire. Benjamin Patinaud évoque par ailleurs le fait que les méchants, porteurs de déviances, peuvent rappeler la manière dont les individus queer sont perçus par la société. Il cite alors une nouvelle fois l’exemple de la saga des X-Men, dans laquelle les mutants découvrent leurs pouvoirs lors de la puberté et craignent le rejet, établissant ainsi un parallèle clair avec l’expérience des personnes queer. De même, les méchants Disney tels qu’Ursula renvoient à cette représentation. Et l’auteur de préciser que les studios Disney ou Pixar, y compris dans la saga Star Wars, ne proposent que rarement des personnages homosexuels de premier plan et positifs.
Plusieurs questions se posent habituellement aux méchants : faut-il montrer patte blanche et se conformer aux normes établies, ou bien revendiquer une identité subversive ? La conformité à la norme est-elle un prérequis pour être accepté dans la « bergerie » sociale, ou peut-on envisager une coexistence harmonieuse des différentes identités ? Ces interrogations s’ajoutent à des réflexions sur l’apparence, la caractérisation, la place occupée par les méchants. Benjamin Patinaud questionne au-delà de ces personnages la représentation des Noirs : stigmatisés, simples silhouettes, personnages secondaires, sidekicks, tokens… Et il se demande enfin si les super-vilains n’ont pas, parfois, raison avant tous les autres. La frontière du destin est mince entre un Batman et un Ra’s al Ghul, sans compter que ces entités corruptrices et abjectes pourraient aussi s’appréhender comme des Cassandres en avance sur leur temps. V pour Vendetta est un cas d’école en la matière, puisque l’homme, l’idée, le masque, le symbole s’amalgament jusqu’à brouiller les pistes sur la nature véritable du mal.
Le Syndrome Magneto, Benjamin Patinaud
Au Diable Vauvert, avril 2023, 448 pages