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« Le Monde à la une » : comment l’information a été compartimentée

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

Ouvrage collectif dirigé par Marie-Ève Thérenty et Sylvain Venayre, Le Monde à la une raconte une histoire de la presse française sous le prisme de ses rubriques.

On le sait, l’organisation d’un journal se fait à travers des rubriques dont la place et l’importance divergent parfois considérablement d’un titre à l’autre. Dans Le Monde à la une, Marie-Ève Thérenty et Sylvain Venayre invitent des spécialistes de tous horizons à se pencher sur des rubriques auxquelles ils se montrent sensibles, sur base affinitaire. La liberté laissée à chaque contributeur explique le caractère protéiforme de l’ouvrage. À cet égard, il nous faut souligner qu’il ne s’agit pas d’une histoire des rubriques à proprement parler, mais plus prosaïquement, d’une évocation documentée de chacune d’entre elles, en partant d’un cas concret choisi par chaque rédacteur.

Lisa Bolz se penche par exemple sur la dépêche télégraphique en en épousant la forme. Elle rappelle ce que la circulation de l’information et l’instantanéité doivent à ces comptes-rendus journalistiques qui traversaient les continents à grande vitesse, et dont l’apparition a fait écho à la fixation des États-nations et à l’ouverture des regards sur le monde extra-national. Pour la petite histoire, l’auteure fait allusion à la guerre de Crimée de 1854, durant laquelle l’agence Havas fit sensation en rapportant avant tous les autres organes de presse l’ouverture des combats. Amélie Chabrier emboîte le pas de Lisa Bolz mais en évoquant cette fois la justice. Elle choisit en effet de traiter le sujet comme une chronique judiciaire : les reproches de sensationnalisme, d’immoralité et d’incitation au crime prennent place dans une réflexion plus globale sur ce qui a souvent été apparenté à un divertissement abusif.

Adoptées plus récemment, les rubriques environnementales contribuent à lutter contre le climato-scepticisme et multiplient les fact-checkings. Sylvain Venayre indique toutefois que leur féminisation est le signe d’un moindre prestige social et que leurs journalistes, de plus en plus attachés aux données scientifiques, ont parfois été confondus avec des militants écologistes. Il a fallu attendre 1998 pour que Les Échos désignent enfin un journaliste spécialiste de l’environnement, ouvrant ainsi la voie, bien tardivement, au reste de la presse française. Autre rubrique (logiquement) apparue sur le tard, la chronique télévisée. Claire Blandin explique que François Mauriac fut une exception parmi des journalistes débutants. Il perçoit la télévision comme un outil qui doit équilibrer au mieux divertissement et culture dans ses programmes.

C’est ainsi que sont passées en revue les grandes rubriques de la presse française. Avec parfois quelques anecdotes croustillantes à la clef. Ainsi, se penchant sur les pages boursières, Pierre-Carl Langlais revient sur le système de Ponzi mis en place par Adolphe Serre, par ailleurs locataire pour 24 000 francs par an d’une chronique-tribune dans une Gazette de France en manque de liquidités. De quoi s’offrir une belle publicité, certes indirecte, pour ses affaires frauduleuses. Plus tard, les dérégulations et privatisations vont coïncider avec l’arrivée des suppléments financiers : la presse, pas dépourvue d’idéologie, accompagne la dynamique d’expansion… Philippe Artières rappelle ailleurs que L’Humanité, influencé par le journal Pravda, a longtemps été un pourvoyeur de fausses nouvelles. Et Dimitri Vezyroglou nous dit quant à lui que « l’herbe est toujours plus verte dans l’ailleurs cinématographique », signifiant par là le relatif mépris des journalistes français pour leur propre cinéma, cristallisé par l’intérêt d’un François Truffaut pour Alfred Hitchcock ou le combat des Cahiers du cinéma contre la « Qualité française ».

Valérie Stiénon accorde au courrier des lecteurs la place qui lui revient de droit. Pluralité, finalité, sélection des lettres y divergent fortement. À la lecture du texte, on prend d’ailleurs la mesure de la mise en scène qui accompagne un espace certes dévolu aux lecteurs, mais organisé par le journal lui-même, et parfois de manière orientée. Autre angle mort pourtant prédominant : la publicité. C’est Dominique Kalifa qui narre son essor et l’inscrit en résonance avec la mondialisation, à travers les encarts (racistes) Sen-Sen du journal sportif L’Auto. La marque s’imposait d’ailleurs à l’intérieur même des articles, dans un malheureux mélange des genres, que le publireportage ou les placements de produits ont depuis lors prolongé. Enfin, parmi beaucoup d’autres analyses qui auraient mérité d’être signalées, Julien Schuh s’intéresse à la bande dessinée, un peu à la manière de Presse et bande dessinée, paru aux éditions Les Impressions nouvelles. L’auteur indique que la BD a partie liée avec le journal depuis Rodolphe Töpffer et sa littérature en estampes. Il précise que le caractère fragmentaire et les rubriques des journaux génèrent des espaces à remplir selon une logique cyclique dont s’accommodent parfaitement les strips.

Le Monde à la une, ouvrage collectif dirigé par Marie-Ève Thérenty et Sylvain Venayre
Anamosa, septembre 2021, 368 pages

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