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« L’Obsession rap » : vingt ans d’Abcdr du son

Jonathan Fanara Responsable des pages Littérature, Essais & Bandes dessinées et des actualités DVD/bluray

L’Abcdr du son demeure aujourd’hui encore l’un des médias emblématiques du rap français. Vingt ans après sa création, quelques-unes de ses meilleures archives se voient enfin couchées sur papier aux éditions Marabout. En parcourant L’Obsession rap, on opère un retour aux sources nostalgique, avant de suivre les pérégrinations, forcément erratiques, d’une musique qui n’a jamais aspiré qu’à s’affranchir des carcans.

Percer dans le rap, c’est une affaire de talent et de connexions. Ill, le rappeur des X-Men, peut se gargariser du premier tout en maugréant contre les secondes. Il a rejoint le label 45 Scientific au moment où un Booba prééminent s’apprêtait à y faire une OPA sur le rap français. « Cette expérience chez 45 Scientific a niqué mon art », confesse sans ambages celui que ses anciens compagnons de route décrivent pourtant comme un génie. À l’inverse, la Fonky Family et La Rumeur se sont fait connaître dans le sillage d’IAM et d’Assassin, avant de s’en émanciper avec le succès que l’on sait. Tout le talent d’Oxmo n’a pas suffi à convaincre les programmateurs de Skyrock de jouer les titres d’Opéra Puccino. Et si Benjamin Chulvanij, le fondateur d’Hostile Records, narre à raison le libéralisme de certains rappeurs, le journaliste David Dufresne, auteur d’un Yo ! Révolution Rap quasi prophétique (en France), regrette amèrement la manière dont les majors, par pur stratagème commercial, dénaturent le rap – et ses façonniers. Ces maisons de disques tentaculaires ont également eu raison du projet commun que Diam’s et Sinik s’apprêtaient à enregistrer. Quand les galettes se vendent par centaines de milliers, même la symbiose musicale la plus parfaite ne saurait venir à bout d’un différend contractuel. En contre-exemple absolu, la mixtape Neochrome de Loko, entièrement conçue en autoproduction, s’écoulera à la Fnac comme du shit en bas d’un immeuble de banlieue : 6000 à 7000 cassettes y trouvent preneurs.

Toutes ces histoires émaillent L’Obsession rap. On y découvre le meilleur de l’Abcdr du son, et certainement pas sous forme lyophilisée. Hamé qui booste La Rumeur ? La garde à vue de David Dufresne avec NTM ? Les anecdotes d’Anthony Cheylan, chef de projet chez Because Music, sur Keny Arkana ? Les excès de Salif et la dualité de sa carrière ? Le travail de Fred Le Magicien avec Booba ? Le clash de ce dernier avec Sinik ? Nombreux sont les sujets qui viennent s’inscrire au frontispice de ce bel ouvrage. Interviews, portraits, fiches thématiques, reviews de disques s’entremêlent et font renaître sous nos yeux quelque trente années de rap français – de MC Solaar à Jul en passant par La Cliqua, Dany Dan ou Orelsan. Mieux : plus on progresse dans la lecture, plus on est tenté de se replonger dans les titres des uns et des autres. Un lexique du beatmaking, un hommage posthume au génial DJ Mehdi, un classement des cent classiques du rap français, un répertoire des meilleures punchlines de La Fouine, une constellation d’anecdotes et d’affaires sulfureuses : si les entrées de L’Obsession rap se caractérisent par leur pluralité, les passages obligés du hip-hop en France ne sont toutefois pas traités en quantité négligeable.

Lino, Diam’s, Casey, la scène alternative, Booba, Rohff, Damso…

Au fil des chapitres, on s’intéresse bien entendu aux stars du rap français, mais aussi à ses hommes de l’ombre, à ses beatmakers, à ses artistes évoluant loin de la scène parisienne… On comprend que l’alchimie entre Calbo et Lino explique pour partie la déception qui a entouré les projets solo du second, considéré pourtant comme l’un des meilleurs artificiers de France. Étrangement, c’est un Radio Bitume brut de décoffrage et boudé par Lino himself qui a reçu le meilleur accueil de la part du public. Quand on évoque Diam’s, il est question de ses ventes hallucinantes, mais aussi de son éviction de la Mafia Trece, de sa politique du featuring ou de ses performances artistiques déroutantes à la « Suzy ». DJ Mehdi revient sur Le combat continue avec notamment cette anecdote savoureuse : Kery James écrivait en studio malgré les tarifs rédhibitoires pratiqués à l’époque et Mehdi, en grand pragmatique, en profitait pour expérimenter des tonnes de choses avec le matériel mis à sa disposition. Un peu plus loin, les « alternatifs » se racontent : ils accusent les journalistes d’avoir inventé de toutes pièces un sous-courant et rappellent qu’ils font avant tout du post-hip-hop, cela les rapprochant bien plus encore que de putatifs et parfois infondés liens d’amitié. Reste encore à découvrir un portrait de Vîrus sursignifiant son refus du conformisme, quelques mots sur la scène belge et notamment Scylla ou Baloji et des portraits de Kaaris ou Damso (parmi d’autres MC’s). À n’en pas douter, L’Obsession rap conjugue l’élégance de la forme à la pertinence du fond.

L’Obsession  rap : classiques et instantanés du rap français, ouvrage collectif
Marabout, octobre 2019, 256 pages

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