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Les Vitelloni / Les Nuits de Cabiria : deux magnifiques films de Fellini en DVD/BR

Jules Chambry Rédacteur LeMagduCiné

Les éditions Tamasa frappent un grand coup en proposant en combo DVD/Blu-Ray deux immenses films de Federico Fellini, Les Vitelloni et Les Nuits de Cabiria, qui comptent parmi les plus grandes réussites de la première partie de carrière du cinéaste italien. Disponibles depuis le 18 mai dernier.

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I Vitelloni

Vingt ans avant Amarcord ou Roma, Fellini posait déjà, avec Les Vitelloni, un regard mélancolique et autobiographique sur la société qui l’a vu grandir. En l’occurrence, Fellini grandit dans la province de Rimini, où cette histoire semble se dérouler. Les Vitelloni est donc à plus d’un titre l’acte de naissance d’une filmographie qui n’en est encore qu’à ses débuts (après Les Feux du music-hall et Le Cheik blanc). On y trouve la plupart des éléments qui composeront la grande comédie humaine fellinienne à venir : le thème de la ville de jeunesse fantasmée, qui reviendra dans Amarcord ; des noms de personnages (Guido, Fausto) qu’on retrouvera dans La Dolce Vita ou Il Bidone ; des acteurs intimement liés au cinéaste (Giulietta Masina n’est pas encore là, mais l’on découvre Ricardo Fellini, frère de Federico) ; des femmes errantes comme on en retrouvera dans La Dolce Vita ; des plages et autres bords de mer, comme on en retrouvera dans presque tous ses films ; enfin, une approche néoréaliste à la frontière de l’onirisme, future marque de fabrique de son cinéma qui s’affinera encore dans La Strada ou Les Nuits de Cabiria.

Jours de fête

Les Vitelloni est un film choral, pluriel, comme son titre l’indique : c’est le récit d’une « famille », ou plutôt d’une bande de garçons au tournant de la trentaine, où chacun cherche un sens à sa vie dans une atmosphère de crise existentielle. Ces jeunes hommes sont dans une période d’entre-deux, entre l’adolescence et la vie active : trop vieux pour se contenter d’une vie frivole et détachée de toute responsabilité ; trop jeunes pour être raisonnables et sagement casés. Ils ne sont pas vraiment pauvres, car issus d’une sorte de petite bourgeoisie, mais pas vraiment riches non plus, étant pour la plupart désargentés et sans emploi. Bref, ce sont des personnages qui ne sont ancrés dans rien : ni dans une tranche d’âge bien définie, ni dans un statut social bien défini, et dont la vie quotidienne est tout aussi erratique. L’errance et le vide existentiel sont peut-être les caractéristiques principales des personnages felliniens ; mais la solitude qui en découle est toujours, chez le cinéaste italien, une forme de solitude collective, rendant le portrait d’ensemble d’autant plus tragique.

Cette tragédie collective de l’existence s’illustre de façon éclatante lors des nombreuses scènes de fêtes, de cérémonies et autres rassemblements qui deviennent autant de théâtres où les illusions s’épaississent. Le film s’ouvre sur une fête, se poursuit avec un mariage, un bal, un carnaval, etc. Et après chacun de ces moments d’ébullition, de brefs – mais interminables – couloirs désenchantés où les personnages sont mis face à leurs responsabilités, avant que la festivité suivante ne les ramène à leur ivresse. Cette dialectique cristallise le destin des personnages, qui oscille sans cesse entre la promesse d’une aventure (on veut partir au Brésil, on veut se marier, revoir une amante, changer de vie) et la fatalité d’un destin qui semble voué à l’échec (car en réalité, on ne fait rien). Les deux scènes de départ en train en témoignent : la première, pour le départ de Fausto et Sandra en lune de miel ; la seconde, pour le départ de Moraldo décidant de quitter la ville pour tenter sa chance ailleurs. Le premier départ est une fête célébrant un mariage promis à l’échec, et le train s’éloigne sous les saluts chaleureux de la famille et des amis. Le deuxième départ témoigne d’une vraie ambition de donner du sens à sa vie, mais le train s’éloigne cette fois-ci dans le silence et l’anonymat quasi total. Il y a toujours du monde pour célébrer le début des illusions ; il y en a peu quand elles ont disparu, pour dire au revoir.

Jeux de séduction

En outre, la volonté proprement vitale de vivre ses fantasmes pousse les personnages à entrer dans un perpétuel rapport de séduction avec leur environnement. Chaque rassemblement est l’occasion, pour Fausto, de tromper un peu plus sa femme et de fantasmer des relations adultères qui le sortiraient de la monotonie de son couple. Que ce soit dès le début lors de l’élection de Miss Sirène, lors d’une séance anodine de cinéma, lors d’un bal, de la rencontre avec une troupe de théâtre, et même sur son lieu de travail : Fausto séduit sans cesse, trompe sans cesse, réitère les mêmes erreurs et s’embourbe dans des situations malsaines promises à l’auto-destruction. En ce sens, Les Vitelloni est une façon pour Fellini de mettre à mal la virilité à l’italienne : à travers Fausto et sa faiblesse devant les femmes ; à travers Leopoldo, l’artiste renvoyé à une forme d’homosexualité qu’il laisserait malgré lui transparaître ; à travers Moraldo, qui se lie d’une amitié ambiguë avec un jeune garçon de la gare ; à travers Alberto, pris dans un étau œdipien entre sa mère et sa sœur.

Un personnage secondaire incarne parfaitement cette ironie du destin (qui veut que la séduction soit à la fois la possibilité d’un fantasme et la promesse d’un échec) : il s’agit de la femme que Fausto séduit au cinéma, sorte d’apparition onirique annonçant le personnage d’Anouk Aimée dans La Dolce Vita. Il n’est pas anodin que Fausto la rencontre dans une salle de cinéma, qui est le lieu de l’illusion par excellence : à ce moment-là, tout est permis, et au film projeté sur la toile répond le film qui se joue dans la tête des deux séducteurs. Il n’est pas anodin non plus que ce soit sur la plage que Fausto la retrouve par hasard à la fin du film, qui est le lieu de la désillusion par excellence, le « bout du chemin », le mur de réalité sur lequel la course des personnages felliniens s’écrase inévitablement. Cette femme, sorte de vamp tentatrice, de spectre que seul Fausto semble voir, est peut-être le démon avec lequel il pactise (après tout, son prénom l’y prédestinait…) dans la salle de cinéma, et qui réapparaît en fin de parcours, à l’heure du bilan, lorsque Fausto est mis face à ses responsabilités et doit rendre des comptes à tous ceux qu’il a trompés.

Vers leur destinée

Ainsi, Les Vitelloni compose une galerie de personnages plutôt pathétiques, voire de prime abord méprisables. Ils sont narcissiques, puérils, sans ambition, fondamentalement spectateurs de leur vie, et pourtant mus, intérieurement, d’un désir de réussir et d’une vitalité qui en font des « losers sublimes ». Car malgré les errances sur la plage, les lendemains de soirées déprimants, les réprimandes des parents et la tristesse globale qui accompagne leurs fantasmes, on sent bien que Fellini aime ses personnages et ne les abandonne jamais, parlant même à travers eux à plusieurs reprises. C’est Leopoldo qui s’écrie : « Cette ville est fermée à l’art. Je vis dans l’incompréhension. Mes amis ont des intérêts différents, ils ne s’intéressent qu’aux choses matérielles. Ils vivent leurs vies sordides, ne pensant qu’aux femmes et à l’argent ». C’est Moraldo qui confesse ses envies d’ailleurs : « Si je pouvais partir aussi… », et qui part finalement, à l’image de Fellini abandonnant Rimini pour Rome, à la conquête du cinéma.

Les Vitelloni peut paraître sombre, cynique ; c’est un film imprégné de nuit, de pluie, de désillusions et de regards perdus à l’horizon des vagues. La musique de Nino Rota, signant peut-être l’une de ses plus belles collaborations avec le cinéaste, traduit elle aussi toute la tristesse et la mélancolie qui rongent les personnages. Mais cette même musique évoque aussi une certaine douceur, une candeur et un droit au rêve, qui correspond finalement au regard bienveillant porté par Fellini sur son univers – que lui-même fantasme sans doute, et qui est sa « fête » à lui.

Contenu de l’édition :

Les Vitelloni (1h49)
– Livret (48p) : Fellini par Aldo Tassone + Facsimilé du dossier presse original
– Présentation par Jean-Christophe Ferrari (45min)
– Films annonce

Bande-annonce :

Synopsis : Dans une petite ville de la côte italienne. Alberto, Fausto, Moraldo, Leopoldo et Riccardo, la trentaine, refusent de travailler. Ils passent leurs journées à jouer au billard, à déambuler dans les rues et à bavarder dans les cafés. Lorsque Sandra, la sœur de Moraldo, annonce qu’elle est enceinte de Fausto, leur existence commence à changer. Fausto est obligé de se marier et de trouver du travail.

Le Notti di Cabiria

Sorti en 1957, Les Nuits de Cabiria n’est pas à proprement parler un film « néoréaliste », ce courant cinématographique étant daté de 1943 à 1955 (environ). Pourtant, il en porte toujours les marques tant thématiques que formelles, et demeure encore relativement dépouillé de l’onirisme qui caractérisera les œuvres felliniennes à venir. Les Nuits de Cabiria est donc le dernier film de la première partie de carrière de Fellini, point d’orgue stylistique et carrefour thématique amorçant parfaitement la transition qu’opérera plus radicalement La Dolce Vita, son film suivant, dès 1960. À de nombreux égards, les deux films se ressemblent : des errances nocturnes, des processions religieuses, un vide existentiel à travers la consommation de l’autre, des clowns tristes et des cabarets… Reste la forme, radicalement différente d’un film à l’autre, quoique toujours très identifiable quand il s’agit de Fellini.

Au scénario, Pasolini apporte un regard peut-être davantage tourné vers les marginaux des banlieues romaines (et notamment les prostituées, à propos desquelles il fera lui aussi un grand film, Mamma Roma, en 1962), alors que les personnages felliniens sont habituellement plutôt issus de la petite bourgeoisie des centres-villes. D’ailleurs, en amont du tournage, les deux cinéastes firent de nombreuses virées nocturnes dans ces lieux périphériques et abandonnés, pour mieux s’imprégner de l’atmosphère et du langage des laissés-pour-compte, des voyous, des maquereaux et bien sûr des prostituées. Sur ce point, le résultat est saisissant, notamment l’expression orale de Giulietta Masina et des autres actrices jouant les prostituées, dont l’italien approximatif et la gestuelle apportent beaucoup à l’immersion.

Tu mérites un amour

Les Nuits de Cabiria est d’abord une quête d’amour. Cabiria est une prostituée, dont le métier est donc de donner l’illusion à des hommes qu’ils sont désirables et désirés, voire aimés, l’espace d’un instant. En ce sens, elle n’est qu’un moyen en vue d’une fin égoïste de l’homme qui la paye, et l’affection qu’elle doit artificiellement donner n’est jamais rendue – ou si elle l’est, c’est de façon tout aussi artificielle. Ironie tragique que ce métier qui consiste à « faire l’amour » sans qu’il n’en soit, en réalité, jamais question. Et Cabiria ressent un profond manque d’amour. C’est un petit bout de femme dont la candeur et l’envie d’être aimée transparaissent irrépressiblement.

Du fait de son métier, d’abord, puis de l’effort qu’elle met à persuader les autres comme elle-même qu’elle « n’a besoin de rien », cette quête d’amour est refoulée derrière un empire d’illusions – qui est décidément le foyer le plus familier des personnages de Fellini. Car ces zones urbaines périphériques sont de véritables jungles nocturnes : la compétition fait rage entre les prostituées, les insultes fusent de toutes parts, et le désir de trouver sa place – ou de partir, synonyme de se sortir de la rue – se heurte au poids des préjugés. En témoigne cette scène où Cabiria croise un policier : elle maintient la tête haute et affirme son caractère bien trempé face au regard plein de jugement de l’officier ; or on sent bien que ce comportement compense proportionnellement le manque d’assurance et le sentiment d’illégitimité qui la dévorent.

La mise en scène de Fellini permet de renforcer la position inconfortable de Cabiria vis-à-vis de son environnement : elle est souvent filmée de sorte à paraître petite, isolée ou écrasée par les décors. La scène dans l’appartement de Lazzari, la célébrité qu’elle accompagne pour une nuit, est un des grands moments du film. Elle est d’abord ravie qu’un homme de son statut l’ait choisie, mais leur virée tourne rapidement au fiasco et cristallise toute la tragédie amoureuse de Cabiria. Dans un appartement aux allures de musée, où tout est silencieux et comme figé dans le temps, en décalage frappant avec le tumulte de la rue, Cabiria est encore reléguée au second plan : celui de spectatrice du bonheur des autres quand elle n’est plus le bouche-trou de leur malheur. L’amante de Lazzari ressurgit et Cabiria doit se cacher dans un placard toute une nuit, d’où elle ne peut qu’observer, par le trou de la serrure, la scène de réconciliation et d’amour renaissant auquel elle n’aura jamais part. Son départ est tout aussi violent, réduite à se faufiler comme une voleuse pour ne pas réveiller la femme endormie, regardant une dernière fois ce lit d’amour s’éloigner, comme on regarde une occasion manquée nous échapper, à l’occasion d’un travelling arrière bouleversant. Et finalement, ne plus exister que par transparence, n’être plus qu’une ombre derrière la vitre teintée d’une porte refermée pour toujours.

Les anges déchus

Les Nuits de Cabiria est aussi un film sur la grâce, dans son sens le plus religieux. Fellini se disait catholique, même s’il était volontiers critique envers la superstition, notamment sur le plan collectif. Il n’y a qu’à comparer les scènes de processions religieuses des Nuits de Cabiria avec celles de La Dolce Vita : les deux films donnent à ces cérémonies des allures de cirque, où le ridicule se mêle à une forme de sublime qui semble malgré tout être pris au sérieux par le cinéaste.

Dans ce film, la séquence de la messe est proprement époustouflante en termes de montage, de rythme et de mise en scène. C’est une ruée vers le lieu saint, contre les grilles duquel les fidèles s’amassent comme des animaux en cage. Les femmes pleurent, crient, prient la Madone de leur octroyer la grâce ou d’accomplir des miracles ; on ne se rappelle plus vraiment les contritions ni les usages cérémoniels, mais l’on fait de son mieux ; on se confesse, dans une mise à nu publique aussi sincère que pathétique. L’église devient le théâtre d’une sorte de transe collective où même Cabiria rend finalement les armes, suppliant la Vierge de lui faire « changer de vie » (elle qui mettait tant d’aplomb à répéter qu’elle avait déjà tout). Mais chez Fellini, la grâce ne passe jamais par la religion (dans sa dimension collective), qui n’est qu’un autre empire de superstitions. Après la messe, « les boiteux sont toujours boiteux », déplore Cabiria.

Pour elle, le salut passera avant tout par la sortie des illusions et la quête d’une grâce trouvée à l’intérieur d’elle-même. « Peu importe les préjugés. Ce qui compte, c’est de se connaître profondément », la consolera-t-on. L’autre séquence déterminante pour Cabiria sera celle du numéro d’hypnose dans le cabaret, qui se construit dans un parallèle évident avec celle de la messe. D’un côté, la Vierge et ses miracles qui n’arrivent pas ; de l’autre, le magicien aux cornes de diable et son hypnose qui perce à jour la vérité profonde du cœur de Cabiria. Ce numéro est mis en scène comme un véritable procès, un « jugement dernier » accompli par le public du cabaret, qui la moque pour ce qu’elle est. Par l’hypnose, elle s’adoucit et laisse éclater sa bonté profonde, sa candeur, mais aussi sa peur de l’abandon et sa propre honte vis-à-vis de sa condition.

Alors que Cabiria sort de la messe triste et abandonnée, elle sort du cabaret aimée et accompagnée par un homme, Oscar, qui semble être l’ange qu’elle avait toujours attendu. Mais le cabaret, au même titre que l’église pour Fellini, n’en est pas moins un lieu de prestidigitation : tout ce qui en sort n’est que fantasme et tromperie. Toutefois, si le destin de sa relation avec Oscar semble donc, tragiquement, déjà scellé, c’est à travers cet ultime empire d’illusions que Cabiria découvrira la grâce, sa grâce.

Splendeur et misère

L’histoire de Cabiria commence par une noyade, sauvée de justesse par des enfants passant par là ; elle finit par une tentative de meurtre analogue, du haut d’une falaise. Mais cette fois-ci, Cabiria ne tombe pas. Entre temps, elle aura réussi à changer sa vie : par les échecs d’illusions successives (l’amour de Dieu comme l’amour d’un homme), certes, mais qui sont consubstantielles de l’existence humaine, et qui lui auront permis d’aller chercher au fond d’elle-même cette grâce, cet amour absolu si longtemps refoulé. Dans le cinéma de Fellini, l’illusion se révèle aussi mensongère que nécessaire, et c’est par l’expérience de l’ivresse qu’elle procure que les personnages parviennent (ou non) à s’élucider eux-mêmes. Jusqu’aux Nuits de Cabiria, la plupart réussiront ; mais à partir de La Dolce Vita, ce royaume des ombres semblera de plus en plus inextricable.

Aussi, le défilé final conclut le film sur une note d’espoir et d’onirisme, avec ce cortège d’anges qu’on croirait sortis du ciel pour accompagner l’assomption d’une sainte. Car Cabiria, au même titre que Gelsomina dans La Strada – déjà incarnée par Giulietta Masina –, accède littéralement au rang de sainte : par sa charité et son don de soi, par son débordement naïf d’amour… Autant de gestes qui, pour Fellini, rendent sublimes des lieux pourtant peuplés de ruines et de misère.

Contenu de l’édition :

Les Nuits de Cabiria (2h)
– Livret (56p) : Entretien avec Federico Fellini par Aldo Tassone
– Entretien avec Dominique Delouche (37min)
– Présentation par Jean-Christophe Ferrari (28min)
– Films annonce

Bande-annonce :

Synopsis : À Rome, Cabiria, une prostituée, échappe à la noyade après avoir été dépouillée par son « grand amour ». Malgré tout, elle continue de croire en la vie.

Rédacteur LeMagduCiné