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Le Gang Anderson : effacer les bandes

L’éditeur Sidonis Calysta publie une œuvre méconnue de Sidney Lumet sortie en 1971, avec dans le rôle principal un Sean Connery tout juste émancipé de son rôle du plus célèbre espion du septième art. Film de casse tissé sur un scénario au sous-texte engagé, Le Gang Anderson (The Anderson Tapes) est une œuvre curieuse dans la filmographie du cinéaste américain. Plus que jamais, il apparaît nécessaire de la replacer dans son contexte afin de pouvoir dépasser sa forme quelque peu datée.

Le point de départ du film est très simple. A peine sorti de prison où il a purgé une peine de dix ans, le cambrioleur John « Duke » Anderson rassemble une équipe hétéroclite avec l’aide d’un puissant mafieux pour organiser le cambriolage de tous les appartements de l’immeuble où habite sa maîtresse. Il ignore que les dés sont pipés dès le début…

La greffe de l’humour et du ton irrévérencieux du buddy movie aux codes du film de casse renvoie bien sûr à un exemple célèbre et récent : la trilogie Ocean de Steven Soderbergh (elle-même inspirée de l’opus de Lewis Milestone avec plusieurs membres du Rat Pack, daté de 1960). On notera toutefois une différence notable : le casse n’est dans le film de Lumet qu’un prétexte. En guise de brochette de spécialistes hyper-qualifiés (même s’ils possèdent chacun une personnalité originale, souvent facétieuse) se lançant, dans la trilogie de Soderbergh, dans un casse grandiose exigeant une organisation millimétrée, l’œuvre de 1971 présente une bande d’improbables bras cassés assemblés à la hâte, se lançant dans un cambriolage aux visées somme toute modestes. Le brio de l’exécution du projet imaginé par Danny Ocean est ici troqué contre un lamentable ratage dont le film ne fait guère un secret pratiquement dès le début.

Film de casse au rabais, alors ? Non, car non seulement Le Gang Anderson présente-t-il une double intrigue, comme l’explique Bertrand Tavernier dans les suppléments de cette édition DVD/Blu-ray (lire plus bas), mais la seconde est de très loin le vrai sujet du film. Mieux : elle sape la première intrigue formée par le casse. En effet, le projet de Duke est condamné d’avance par le fait que lui et ses acolytes sont tous surveillés en permanence par divers individus et officines. Le secret, condition indispensable au succès de toute entreprise criminelle, est donc éventé dès le départ. Toute l’organisation du casse et chaque conversation de ses exécutants est scrupuleusement documentée par son enregistrement sur des bandes audios ! Le scénario de Frank Pierson attribue une même tonalité ironique aux deux intrigues du récit : à celle d’un casse bricolé par des branquignols qui n’ont pas les épaules assez larges, répond celle d’une société où tout le monde est sous écoute… par des gens différents, pour des motifs différents (Pat Angelo parce qu’il s’agit d’un gros poisson du crime organisé, Duke parce qu’on le soupçonne de vouloir remettre le couvert, Edward parce qu’il habite dans un immeuble soupçonné d’abriter des membres des Black Panthers, Ingrid parce que son sugar daddy est jaloux, etc.) et sans aucune communication entre eux.

Lumet excelle à conférer à cette mise sur écoute un rôle à la fois omniprésent – y compris via la bande-son incluant des bruitages réguliers – et mystérieux (les agents qui manipulent les enregistreurs sont anonymes, leurs motifs peu clairs). La dénonciation d’une société où les individus sont sans cesse épiés est d’autant plus efficace qu’elle s’effectue ici par le biais de l’absurde. En mettant en parallèle la débauche de moyens humains et matériels (nous sommes en 1970, la nanotechnologie a encore du chemin à faire) mis en œuvre et une bande de criminels du dimanche dont le projet ne ressemble pas vraiment au casse du siècle, Lumet illustre une situation qui, pour orwellienne qu’elle est, s’avèrera bien plus réaliste qu’il ne l’imagine sans doute à l’époque ! Impossible, en effet, de voir ce film sorti il y a un demi-siècle sans penser – entre autres – aux révélations d’Edward Snowden… Le film se conclut d’ailleurs sur une note kafkaïenne appropriée puisque, le casse ayant lamentablement échoué, « on » se rend compte que les écoutes fort peu légales risquent d’être découvertes fortuitement. Par conséquent, « on » ordonne tout simplement d’effacer les bandes pour ne pas risquer des ennuis ! Qui, alors, de Duke et sa bande de semi-professionnels ou des serviteurs fidèles des officines d’Etat (ou pas) passant leurs journées à surveiller les autres (pour rien, au final), sont les personnages les plus ridicules ?

Si, en 1971, il put s’affranchir aussi facilement du rôle de James Bond, qu’il incarna avec succès dans les cinq premiers longs-métrages de la célébrissime série (et auquel il reviendra une dernière fois en 1983 pour la septième livraison) mais qui l’étouffait, Sean Connery le doit sans doute avant tout à Sidney Lumet. Si Hitchcock, Dearden, Ritt, Kalatozov ou Dmytryk avaient certes déjà perçu le talent de l’Ecossais et lui avaient offert des rôles intéressants, c’est sous la direction du cinéaste américain qu’il interprétera son premier grand rôle de comédien, dans le remarquable La Colline des hommes perdus (The Hill/1965). Connery ne s’y trompa d’ailleurs pas, puisqu’il collabora encore quatre fois avec Lumet, presque exclusivement – Family Business/1989 étant la seule exception – pendant ou juste après la « première » période Bond, comme si les rôles offerts par Sidney Lumet furent pour Sean Connery les plus appropriés pour casser le moule du super-espion cinématographique. On ne s’étonnera donc pas de constater que Le Gang Anderson est une pierre importante dans cet édifice de déconstruction de l’agent 007. Connery (qui ne cache plus sa calvitie) y utilise certes encore son charme naturel, mais c’est pour mieux nier au personnage de Duke toute forme de glamour, le cambrioleur apparaissant non seulement comme un macho traitant les femmes avec peu de considération (la scène d’ouverture le voit comparer piteusement un casse à un acte sexuel), mais aussi comme un être ringardisé dans un monde qui a évolué sans lui. A l’inverse du personnage de Bond qui maîtrise parfaitement tous les gadgets ultra-sophistiqués après n’avoir suivi que d’une oreille le mode d’emploi expliqué par Q, Duke ignore tout des technologies de surveillance modernes, ce qui finira de ruiner un plan bancal à la base. L’objectif d’affranchissement de Connery sera atteint, puisque le succès remporté par le film aux Etats-Unis lui offrira la reconnaissance qu’il recherchait en-dehors du cadre de la célèbre franchise.

Malgré ses qualités et son côté précurseur, le film peut néanmoins difficilement se mesurer aux nombreux chefs-d’œuvre de Lumet. Le second degré et l’ambiance détendue déforcent tout d’abord les enjeux classiques du film de casse, alors que le surgissement d’une seconde intrigue non incarnée et non explicitée finit d’installer l’œuvre dans une hybridité qui, pour originale qu’elle soit, manque d’impact. Surtout, Le Gang Anderson apparaît aujourd’hui fort daté, non seulement via la technologie qui se trouve au centre des préoccupations, forcément, mais aussi par la musique de Quincy Jones (sauf le thème principal entêtant) et les nombreux bruitages. Il n’empêche, ce film « d’époque » est un témoignage supplémentaire du regard original et lucide sur son époque d’un artiste qui a toujours suivi sa propre voie.

Synopsis : À sa sortie de prison, le cambrioleur John « Duke » Anderson retrouve sa maîtresse dans un hôtel de luxe à New York. Reformant un gang avec l’aide d’un chef mafieux, il planifie la mise à sac de l’immeuble et de ses riches occupants. Malheureusement, Duke est suivi par plusieurs équipes de surveillance qui traquent déjà toutes les personnes qu’il engage…

SUPPLÉMENTS

Comme il en a l’heureuse habitude, l’éditeur Sidonis Calysta propose, outre une œuvre dont le son et l’image ont été impeccablement restaurés, des entretiens intéressants en guise de dessert. On y retrouve trois habitués de l’exercice : le cinéaste Bertrand Tavernier, récemment disparu, l’historien du cinéma Patrick Brion et le critique cinéma François Guérif. Si l’on peut regretter qu’ils abordent tous les trois à peu près les mêmes sujets, chacun parvient comme souvent à partager un éclairage différent. La critique de l’absurdité de la surveillance permanente de la société y est traitée principalement, le film revêtant par là des aspects prophétiques lorsqu’on songe aux affaires Snowden et WikiLeaks, par exemple, mais aussi, un an à peine après la sortie du film, l’affaire du Watergate (Brion). Cet aspect, qui ne fut pas bien compris à l’époque et explique que le film fut mal accueilli en certains endroits, est évidemment appréhendé avec un regard totalement différent aujourd’hui.

Bertrand Tavernier souligne le rôle du scénariste Frank Pierson, décédé en 2012, qui écrivit plusieurs scripts assez engagés, avec des messages, tels qu’Un après-midi de chien (Lumet/1975) ou Luke la main froide (Stuart Rosenberg/1967). Le réalisateur français met également en évidence la qualité des seconds rôles, notamment Martin Balsam, très drôle, dans celui de l’acolyte antiquaire et homosexuel, Alan King dans celui du boss mafieux, drôle lui aussi (il cite à raison la scène marquante de la visite à son père, momifié sur sa chaise longue, où le ton change soudainement lorsqu’il lui demande s’il souhaite mourir), ou encore le jeune Christopher Walken dans un de ses tout premiers rôles. Patrick Brion en profite quant à lui pour revenir sur quelques grands films de Lumet avant celui-ci, notamment Point limite (Fail Safe/1962) ainsi que ceux avec Connery, que Lumet a aidé à libérer de son rôle de Bond. Enfin, François Guérif insiste plus particulièrement sur la mise en abyme du personnage de Duke, dès la première image du film, ainsi que sur l’angle inhabituel pour le genre (un casse dont tout le monde est au courant depuis le début). Autant d’éléments pertinents qui permettent de mieux apprécier le film, et parfaitement analysés par les trois spécialistes.

Suppléments des éditions DVD et Blu-ray :

  • Présentation par Bertrand Tavernier
  • Présentation par Patrick Brion
  • Présentation par François Guérif

Note concernant le film

3

Note concernant l’édition

4