Œuvre maudite, décriée à sa sortie en 1980, La Chasse (Cruising) posséda longtemps une fragrance de polémique et de scandale. En habitué de la provocation, William Friedkin, un des chefs de file du Nouvel Hollywood, brava toutes les protestations et un Al Pacino dépassé par les événements, afin de venir à bout de ce thriller situé dans le milieu BDSM gay new-yorkais. Un thème qui sent le soufre, un artiste qui ose montrer un univers que d’autres n’ont jamais montré, un scénario complexe et ambigu, et une star non voulue : les ingrédients du film culte sont réunis. Avec le temps, le formidable et inclassable Cruising a fini par imposer ses qualités. Le film méritait amplement cette nouvelle édition truffée de suppléments passionnants, signée ESC. Plongée dans un microcosme rarement vu au cinéma.
Artiste jusqu’au-boutiste, William Friedkin est aussi un homme au goût prononcé pour le risque et, il faut l’admettre, la provoc. Metteur en scène intouchable depuis qu’il a terrorisé le monde entier avec L’Exorciste (1973), il se lance dans le projet larger than life Sorcerer (Le Convoi de la peur) quatre ans plus tard. Un tournage sur lequel tout tourne à la catastrophe et qui, sorti un mois après le premier opus de la série Star Wars, fait un four. Qu’il s’agisse en réalité d’un chef-d’œuvre aujourd’hui réhabilité, est une autre histoire… Un an plus tard, le cinéaste tourne une comédie sans prétention, Têtes vides cherchent coffres pleins (The Brink’s Job) pour prouver qu’il est redevenu « fréquentable », et le voilà qui se lance ensuite dans un projet qui a tout du suicide artistique : Cruising. Friedkin est une sacrée tête brûlée, et c’est pour ça qu’on l’aime.
D’abord confiée à Steven Spielberg qui ne réussit pas à intéresser un studio, l’idée d’une adaptation du roman du même nom de Gerald Walker, un reporter du New York Times, atterrit chez Friedkin. Le metteur en scène de The French Connection se montre initialement assez tiède, mais finit par s’y intéresser après avoir lu des articles sur une série de meurtres dans le milieu des bars gays au début des années 1970. De son propre aveu (il le répète à plusieurs reprises dans les suppléments de cette édition), Friedkin souhaite simplement réaliser un polar. Le milieu gay n’est à ses yeux qu’un cadre dans lequel l’histoire est campée. C’est sans compter une partie de la communauté homosexuelle de New York, qui s’oppose violemment au projet du film, par crainte qu’il renvoie une image négative de celle-ci. Le tournage est sans cesse perturbé par des centaines de manifestants, qui rivalisent d’imagination pour le faire capoter. Les sifflets et sirènes ruinant définitivement les prises de son, Cruising devra être largement postsynchronisé en studio ! Quant à Al Pacino, traumatisé par la polémique alors qu’il doit quitter le plateau entouré de plusieurs gardes du corps, il rejettera par la suite le film en bloc, au point de souhaiter que celui-ci n’apparaisse pas dans sa filmographie officielle… A sa sortie, Cruising sera une réussite commerciale modeste, mais il attirera la fureur de la critique. Trois ans après Sorcerer, Friedkin signe une seconde œuvre maudite. Ce ne sera pas la dernière (The Nurse/1990, Jade/1995 ou encore L’Enfer du devoir/2000)…
Aujourd’hui, à plus de quarante ans de distance, on peut heureusement réévaluer le film à sa juste valeur. Comment résumer le film ? D’abord comme un polar situé dans le milieu gay BDSM, tel que le voyait justement son auteur. Basé sur des faits réels, Cruising est l’histoire d’un jeune flic, Steve Burns (Pacino), qui pour s’assurer une promotion plus rapide, accepte une mission d’infiltration dans le milieu gay du Meatpacking District de New York afin d’y débusquer un tueur en série. Plongé dans un monde totalement inconnu, Burns est de plus en plus affecté par ce qu’il expérimente. Sa relation avec sa petite amie Nancy (Karen Allen) en pâtit, mais le mal qui ronge Burns semble plus profond encore…
La première qualité du film, n’en déplaise aux détracteurs du film, est son indéniable authenticité documentaire. Et pour cause : Friedkin et son équipe ont tourné toutes les scènes de bar dans des lieux réels, avec de vrais clients qui furent encouragés à s’y comporter comme ils le faisaient d’habitude. Le résultat est sidérant et constitue une représentation incroyablement crue de cette « niche » très particulière du milieu gay, rarissime au cinéma. C’est aussi un pan enfoui de l’histoire de la culture gay que le film documente, les décors ayant aujourd’hui quasiment tous disparu aujourd’hui, comme le rappelle Didier Roth-Bettoni dans les bonus (lire plus bas). Aujourd’hui, le Meatpacking District est en effet devenu un quartier de hipsters et de boutiques de luxe. Fidèle à ses habitudes, Friedkin s’est beaucoup documenté avant de réaliser le film et, peu échaudé par la pression subie et les conditions de tournage éprouvantes, n’hésita pas à y inclure nombre de séquences malaisantes ou choquantes. Et encore ! La légende raconte que le réalisateur coupa 40 minutes de scènes « explicites » afin d’éviter une sortie sous classement « X »…
Le plus cocasse reste d’imaginer Al Pacino, star au sommet de sa carrière à cette époque, engagé dans un projet aussi insolite et sujet aux polémiques. Pas vraiment la tasse de thé du héros du Parrain ! Il est pourtant dommage que l’intéressé rejette aujourd’hui ce film aussi catégoriquement, car il y est, comme souvent, brillant. Il a pourtant dû composer non seulement avec un tournage « immersif » (il fut le témoin de scènes pour le moins licencieuses) et de conditions difficiles, déjà décrites, mais aussi avec un scénario remanié par Friedkin, qui brouillera encore davantage les pistes au montage. C’est à la fois l’originalité et le talon d’Achille du film. Cruising est davantage un film d’atmosphère qu’une enquête policière classique, cette dernière étant nourrie (par l’écriture et par le montage) de fausses pistes et d’indices contradictoires. Ce choix est parfaitement assumé et vise à désorienter le spectateur auquel on n’offre aucune certitude – il en va ainsi de l’idée brillante de conférer le timbre de voix du tueur à différents personnages. Pour un esprit cartésien, le film peut paraître incompréhensible à certains égards, mais la résolution de l’enquête n’est pas ce qui intéresse Friedkin. Le thème principal de Cruising est l’ambiguïté, et Al Pacino excelle dans le registre du doute qui s’installe, du mystère dans le regard, de la personnalité qui mue. Jusqu’à sombrer lui-même dans la folie meurtrière ? La magnifique avant-dernière image, un gros plan sur Pacino qui se regarde lui-même dans les yeux, le suggère subtilement. Et dire que le comédien n’était pas le premier choix de Friedkin, qui lui avait préféré un certain Richard Gere…
Synopsis : A New York, un tueur fou aligne avec sadisme les cadavres les uns après les autres. L’affaire est d’autant plus inquiétante que les victimes font partie du même milieu homosexuel sadomasochiste. Une communauté très fermée que Steve Burns, l’officier de police chargé de l’enquête, devra infiltrer pour mieux débusquer l’assassin…
SUPPLÉMENTS
Cette édition signée ESC reprend intelligemment la version collector publiée par Warner en 2007, en lui adjoignant de nouveaux bonus, pour un résultat très complet – on peut parler d’une version « définitive ». Deux suppléments proviennent ainsi de l’édition de 2007, des documentaires détaillant la genèse et la réalisation du film, pour une durée d’une quarantaine de minutes environ. Très intéressants, ils donnent la parole à de nombreux intervenants, de Friedkin lui-même aux consultants « techniques » (souvent d’anciens policiers, qui apparaissent d’ailleurs dans de petits rôles dans le film), en passant par des comédiens. Le commentaire audio du cinéaste est, quant à lui, passionnant dans le premier tiers de l’œuvre. On y constate son investissement important dans l’écriture et la documentation, Friedkin s’étant notamment attaché à montrer fidèlement le milieu gay SM, dont on retrouve les lieux, les protagonistes… et les mœurs dans le film. L’homme est également généreux en anecdotes : des nombreuses sources d’influence du scénario qu’il signa à la controverse qui agita le tournage et la sortie du film, on apprend beaucoup de choses de sa (forte) personnalité. Le commentaire devient hélas moins intéressant par la suite, Friedkin se contentant souvent d’expliquer avec ses mots les scènes que l’on voit à l’écran…
ESC a ajouté à ces suppléments généreux deux nouveaux entretiens en français. Le premier donne la parole au critique et historien du cinéma Philippe Rouyer. Même s’il faut constater quelques redondances logiques avec les autres suppléments, le spécialiste propose une analyse très complète du film, le resituant dans son époque et soulignant parfaitement l’apport extrêmement riche de William Friedkin à une œuvre qui, lorsqu’on la réduit à l’essentiel, épouse les codes voyeuristes et provocateurs du cinéma d’exploitation. Le second entretien contextualise Cruising dans le cadre des films ayant représenté la communauté LGBT, par le truchement du journaliste et historien du cinéma Didier Roth-Bettoni. Celui-ci, qui a consacré plusieurs ouvrages au sujet, livre une analyse très intéressante, loin du simple discours politiquement correct que l’on pouvait craindre. Revoir le film aujourd’hui constitue en effet une plongée dans un microcosme du mode de vie gay qui a, pour ainsi dire, totalement disparu de l’environnement urbain.
Notons, dans cet ensemble roboratif de bonus, l’absence des trois comédiens principaux (contrairement à plusieurs seconds rôles) : Karen Allen, Paul Sorvino (décédé en avril de cette année) et, surtout, Al Pacino. Preuve que, quarante ans après sa sortie, le film n’a pas totalement perdu son odeur de soufre… Quelles que soient les réactions qu’il suscite, voici une édition tout simplement parfaite, que l’on aurait tort de bouder !
Suppléments de l’édition DVD/Blu-ray
- Entretien avec Philippe Rouyer (20 min)
- Entretien avec l’historien du cinéma Didier Roth-Bettoni (20 min)
- L’Histoire de « Cruising – La Chasse » (21 min)
- Exorciser « Cruising – La Chasse » (22min)
- Commentaire audio de William Friedkin
Note concernant le film
Note concernant l’édition