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Les plus belles Palmes d’or : Underground, d’Emir Kusturica

A quelques semaines de l’ouverture du Festival de Cannes 2019, Lemagduciné fait un retour sur quelques unes des Palmes d’Or qui ont marqué les rédacteurs. Aujourd’hui, retour sur Underground, point culminant de la carrière cinématographique d’Emir Kusturica.

On l’a sans doute oublié de nos jours, mais en une dizaine d’années, le cinéaste serbe Emir Kusturica s’était rendu incontournable dans le paysage cannois des années 80 et 90. Palme d’or 1985 avec Papa est en voyage d’affaires, Prix de la mise en scène en 1988 pour Le temps des Gitans, il rentre en 1995 dans le cercle fermé des réalisateurs ayant obtenu deux Palmes d’Or grâce à Underground.

Le film contient tous les ingrédients typiques de ce cinéaste qui s’est forgé un univers personnel, un mélange épique de réalisme triste, voire sordide, et une fantaisie débridée et hallucinée, le tout agrémenté d’une musique élevée au rang de personnage à part entière.

La Guerre

« Première partie : la guerre »

« Deuxième partie : la guerre »

« Troisième partie : la guerre »

Comme toujours chez Kusturica, le contexte dans lequel se déroule le film est particulièrement dramatique. Underground relate, de façon symbolique, cinquante années de l’histoire de la Yougoslavie, depuis l’entrée de la Wehrmacht dans Belgrade jusqu’à la guerre civile qui marqua l’éclatement violent du pays au début des années 90, en passant par l’époque du Titisme. Cinquante années marquées par l’oppression et la violence, cinquante années de souffrance pendant lesquelles le peuple yougoslave vit comme prisonnier d’un pays fermé sur lui-même. D’où le coup de génie de cet enfermement symbolique dans un souterrain, métaphore très riche et parlante que Kusturica saura exploiter autant qu’il le faudra.

Le peuple enfermé

Résumons un peu l’histoire : après l’invasion de Belgrade par les nazis, Marko et Blacky entrent en résistance contre ces « putains d’enculés de fascistes de merde » (Blacky dixit). Marko décide d’aménager un souterrain où il cache sa famille, qui sera vite rejointe par Blacky. Marko, lui, reste à la surface pour distribuer les armes fabriquées par les habitants du souterrain. Mais quand la guerre finit, Marko décide de ne rien changer à cette organisation qui lui rapporte beaucoup : il met en scène un énorme mensonge qui consiste à faire croire aux personnes enfermées dans le souterrain que la guerre continue, qu’elles doivent rester confinées et continuer à produire des armes.

On voit l’avantage que Kusturica peut tirer d’un tel dispositif. Au-delà même de la seule histoire yougoslave, Underground se transforme en métaphore des régimes totalitaires dans lesquels le peuple est séparé du monde extérieur, coupé de toute avancée technologique, comme retranché du monde. Marko est lui aussi très emblématique : il est celui qui crée tout un mensonge national dans le double but d’asseoir son pouvoir sur le peuple asservi, et de pouvoir l’exploiter à l’envi. Avoir fait de lui un trafiquant d’armes est, là aussi, très significatif : derrière l’image du progressiste se cache un esclavagiste cynique et violent.

D’emblée, Kusturica se situe du côté du peuple, le montrant assailli d’une violence incompréhensible à laquelle il tente juste de survivre. Le film débute de façon très immersive en nous plongeant au cœur d’une scène de bombardement. Cette violence culminera dans la dernière partie, la plus sombre, qui se déroule pendant la guerre civile.

« Une guerre n’est pas vraiment une guerre tant qu’un homme ne tue pas son frère »

Et la guerre civile est sans doute la pire de toutes, puisqu’elle oppose des hommes qui, jusque là, étaient des voisins ou des collègues, des personnes qui vivaient ensemble et se retrouvent acteurs d’un conflit qu’ils n’ont pas voulu. La vision que donne alors Kusturica de la Yougoslavie est apocalyptique, avec des images fortes qui restent longtemps en mémoire.

Le merveilleux

« Il était une fois un pays »

Telle est la phrase qui ouvre le film. Il s’agit aussi du titre original de la version longue (5 heures) d’Underground telle qu’elle a été diffusée à la télévision. Un titre qui place le film dans le domaine du conte.

Un conte sombre ?

Un conte macabre ?

Non, loin s’en faut. Comme dans ses autres films, Kusturica fait preuve ici d’un amour inconditionnel du genre humain, d’une confiance en l’homme, en son imaginaire, en son amour, et surtout en sa capacité à jouir de la vie en toutes circonstances. Les personnages du cinéaste serbe sont débordants de vie, ils chantent, ils dansent, ils hurlent, ils mangent, ils font l’amour…

Ils volent même. Le cinéma de Kusturica est rempli de scènes où les personnages volent. Son film précédent, Arizona Dream, était même en grande partie placé sous le signe de l’envol. Ici, le réalisateur nous gratifie d’une scène de mariage absolument splendide lors de laquelle la mariée vole au-dessus des convives, sa robe frôlant les têtes au passage. C’est cela le cinéma d’Emir Kusturica : un monde où l’homme, même s’il est plongé dans un univers d’horreurs, parvient encore à vivre, à aimer et à rêver. C’est là la grande force d’Underground : réaliser un film sur une histoire tragique, et en faire une œuvre optimiste, poétique et féerique.

Underground reprend tout l’art d’Emir Kusturica : mêler le tragique et le délire, le désespoir et l’humanisme, l’horrible et le merveilleux. Et nous donner un film qui, placé sous le signe des pires horreurs du XXème siècle, finit avec brio dans le bonheur, la musique et l’amitié. Car les hommes, chez Kusturica, sont plus forts que les idéaux politiques qui cherchent à les séparer.

Underground : bande annonce

Underground : fiche technique

Titre original : ПодземљеRéalisation : Emir Kusturica
Scénario : Emir Kusturica, Dusan Kovacevic
Avec Miki Manojlović (Marko), Lazar Ristovski (Blacky)
Photographie : Vilko FilacMusique : Goran Bregović
Montage : Branka CeperacProduction : Pierre Spengler, Karl Baumgartner, Maksa Ćatović
Société de production : CiBy 2000, Pandora Filmproduktion, Novofilm
Société de distribution : CiBy 2000Date de sortie en France : 26 mai 1995 (Festival de Cannes), 25 octobre 1995 (sortie nationale)
Durées : 165 minutes (version exploitée en France), 195 minutes (version diffusée à Cannes), 320 minutes (version télé)France-Allemagne – 1995

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