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Sorry we missed you : Uber et contre tous

Du haut de son trépied, Ken Loach le vieux tribun continue de filmer les relégués avec une détermination sans failles. A 84 ans, il a traversé les années Thatcher jusqu’au Brexit et offre encore inlassablement ses plans depuis les années 60 à tous les timides dont ils refusent la défaite. Les moulins finiront bien par tomber.

Synopsis : Ricky, Abby et leurs deux enfants vivent à Newcastle. Leur famille est soudée et les parents travaillent dur. Alors qu’Abby travaille avec dévouement pour des personnes âgées à domicile, Ricky enchaîne les jobs mal payés ; ils réalisent que jamais ils ne pourront devenir indépendants ni propriétaires de leur maison. C’est maintenant ou jamais ! Une réelle opportunité semble leur être offerte par la révolution numérique : Abby vend alors sa voiture pour que Ricky puisse acheter une camionnette afin de devenir chauffeur-livreur à son compte. Mais les dérives de ce nouveau monde moderne auront des répercussions majeures sur toute la famille… 

Ma petite entreprise

Ricky a la belle vie, il aimerait bien avoir un camion neuf et s’embarquer dans un boulot d’indépendant, stable et gratifiant. Le synopsis est malheureusement clair, juste au-dessus : ceci n’arrivera pas. Paumé par le sournois mécanisme attirant les bienveillants naïfs, ici incarné par un contremaître chauve du plus bel effet, il sent assez rapidement la pente se prononcer vers l’enchaînement dramatique qu’il n’oserait pas voir au cinéma. Recruté sur de belles promesses, emballé par l’odeur du neuf, il est déjà perdu par la nouvelle division du travail, uberisée, déshumanisée : trêve de mots valises, il est bien plus le nouvel héros malgré lui d’un autre Family Life.

La vie de famille

1967, une jeune schizophrène troublait la vie feutrée de ses parents oppresseurs, seigneurs dans leur salon qui n’aurait pas déplu à la V1 de Suzanne Boyle. Depuis ces scènes, ces atmosphères, d’autres gueules ont suivi, d’autres causes ont pris le pas. Pour les détracteurs du free cinema enragé, engagé sur le dos de ses protagonistes pour trouver gain de cause à coup de scripts de Ted Laverty plus poignants les uns que les autres, difficile aujourd’hui encore de prendre le train en marche. Ricky s’épuise à éponger les dettes et à courir après ses rendements, Abby la mère, se perd à aller soigner les grand-mères à domicile, sans voiture, vendue pour l’investissement de départ, et sans enfants, qu’ils perdent progressivement, sournoisement même, sans avoir une seule seconde à leur consacrer.

Juste à côté

En 2019, Ken loach tourne donc encore, engage des personnages de parents courageux et perdus, n’ayant plus les outils pour engager vers l’avenir des progénitures aussi paumées qu’elles, à en devenir aussi cyniques que tonton Uber. Bienvenue donc dans des champs et contre-champs sur mesure pour immortaliser les crises successives de la cellule familiale, des structures sociales et économiques du royaume qui vient de passer le brexit mais ne sait pas offrir une retraite méritée à son plus cinéaste des soldats. Il y a 52 ans, des parents voulaient protéger la société de leur fille, maintenant la société n’arrive plus à protéger leurs enfants de ses propres dérives. L’aîné vacille, cynique et lucide, insensible aux misères parentales, que la cadette équilibre en accompagnant les efforts de ses parents comme une petite fée de Disney. Ken Loach dépeint ici un quotidien juste à côté de chez vous, juste à côté de ce que la réalité voudra bien tolérer comme écart. Un poil plus scénarisé, un tout petit peu stylisé, mais toujours aussi profondément réaliste: après tout, le drame, ça ne pousse pas dans les arbres.

Une marque déposée

Alors on pourrait se lasser devant tant de misères avec un petit s, renâcler à retourner voir un « Ken Loach » comme une marque déposée, un film parfait pour se sensibiliser le temps d’une heure et quelques minutes. On pourrait même plagier l’abbé du merveilleux Ridicule de Patrice Leconte, annônant que les malheurs des pauvres gens est aussi dans l’ennui que leurs histoires provoquent dès leur énoncé. Mais un jour peut-être aucun autre ne reprendra le temps de filmer ces petites histoires, ces tous petites histoires qui ne font que se répéter, depuis plus de 50 ans de portraits plus ou moins similaires, dont on devra se demander un jour combien ils pèsent tous réunis dans l’escarcelle du cinéma britannique. Ici pas de rois, pas de reines, juste des bouts de Dickens qui ne comprendront jamais comment chaque cuvée de cinéma social a réussi à prouver qu’on a passé un demi-siècle à se faire bien plus de mal que de bien, pour par exemple ces tâches aussi vitales que de livrer à l’heure, le plus vite possible, des tas de conneries achetées sur Amazon.

Bande annonce : Sorry we missed you

Fiche technique : Sorry we missed you

Réalisation : Ken Loach
Scénario et dialogues : Paul Laverty
Direction artistique : Julie Ann Horan
Décors : Fergus Clegg
Costumes : Jo Slater
Son : Kevin Brazier
Directeur de la photographie : Robbie Ryan
Cadreuse : Sarah Cunningham
Montage : Jonathan Morris, assisté de Rachel Durance
Musique : George Fenton
Production : Rebecca O’Brien (productrice) ; Pascal Caucheteux, Grégoire Sorlat et Vincent Maraval (producteurs délégués) ; Eimhear McMahon (producteur exécutif) ; Philippe Logie (producteur associé)
Sociétés de production : Why Not Productions, Sixteen Films, France 2 Cinéma, Les Films du Fleuve, British Film Institute, BBC Films
Sociétés de distribution : Wild Bunch (exportation-distribution internationale), Le Pacte (France)
Budget : 5,6 millions d’euros5
Pays d’origine : Royaume-Uni, France, Belgique
Langue : anglais
Format : couleur – 1.85 : 1 – 16 mm
Genre : drame
Durée : 101 minutes
Dates de sortie France 16 mai 2019 (Festival de Cannes 2019), 23 octobre 2019 (sortie nationale)

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