La vie suit son cours dans un pays en guerre, avec un semblant de normalité mais normalement tout de même : tel pourrait être le point de départ du premier long-métrage de fiction de la réalisatrice franco-libanaise Danielle Arbid, Dans les champs de bataille, présenté en 2004 à la Quinzaine des Réalisateurs du Festival de Cannes où il reçut le Label Europa Cinemas.
« Comme si la guerre ne suffisait pas »
Beyrouth, 1983. La Guerre du Liban fait rage. Lina, douze ans, passe son temps avec Siham, la bonne syrienne « achetée » par sa famille. Siham, jeune femme plus libre que la condition qui lui est assignée, joue le rôle de grande sœur de Lina. Ainsi, les deux femmes se tiennent compagnie, se partagent des secrets et sont très souvent complices. Mais, malgré cette connivence fraternelle, Lina est jetée bien trop rapidement (sans le vouloir) dans la cruauté du monde des adultes dans lequel elle tentera, tant bien que mal, de se trouver une place. De ce fait, dès les premières minutes du film, Danielle Arbid pose toute la problématique de cette première œuvre fictionnelle aux résonances autobiographiques : la manière dont les vies d’une famille beyrouthine aisée s’immiscent dans le chaos de la guerre.
Vivre en temps de guerre, c’est à la fois vivre, « sous-vivre » et survivre. Vivre en temps de guerre ne revient pas seulement à vivre caché. C’est aussi tomber amoureux, avoir des rêves et des espoirs d’ailleurs, à l’instar du couple formé par Siham et Marwan, aspirant à un mieux. Certes, le film prend pour point de départ la guerre civile libanaise mais elle reste suggérée et non documentée rigoureusement, puisque le propos n’est pas là : Arbid ne réalise pas un documentaire comme elle en avait l’habitude alors mais une fiction bien plus subjective. En un sens, le contexte est un prétexte pour créer un univers où, plus que la guerre externe, ce sont les guerres intérieures qui se jouent.
Dans (la solitude) des champs de bataille
Parce que le vrai propos du film, c’est l’enfance qui se cherche, en quête de sens. L’enfance solitaire, en marge, désabusée. Celle qui scrute le monde et est témoin de tout, malgré elle. Car Lina est active dans ce sombre huis-clos, filmé majoritairement dans des intérieurs. Elle observe les autres par des portes entrouvertes, des embrasures, des judas qui dévoilent autant qu’ils ne dissimulent. Elle vit dans une famille aux relations violentes et mensongères. En quelque sorte, une famille qui se calque sur le monde extérieur, tout aussi complexe.
Lina évolue au sein d’une famille destructrice, qui se délite. Son père est un joueur de poker invétéré tandis que sa mère est complètement dépassée. Sa grand-mère, Yvonne, use de son statut social pour entretenir des relations de domination avec Siham, qu’elle dit avoir achetée. Dans cet univers qu’elle ne comprend pas, Lina cherche sa place, elle qui est toujours dans l’attente, sur le côté, à l’arrière des voitures, aux côtés de gens bien trop âgés pour elle. Entre guerre réelle et guerres émotionnelles, le film est une quête de soi, l’errance de Lina qui cherche l’amour d’autrui, quel qu’il soit. Le titre arabe, Maarek Hob, traduisible par Combats d’amour, semble prouver cette recherche.
Lorsque Lina trahit Siham, ça n’est pas par méchanceté mais bien parce qu’elle recherche l’amour. Lina veut faire partie d’un groupe, n’importe lequel. Naïvement, elle pensait pouvoir faire partie de deux mondes que tout oppose. Mais, comme dans son pays en guerre, les relations humaines de ses proches sont faites de combats et de batailles. Le monde de Lina est conflictuel puisqu’elle veut faire se rejoindre deux entités opposées : sa famille et Siham. Deux mondes sociaux différents. Deux mondes qui ne pourront jamais cohabiter avec égalité.
Un cinéma de l’émotion
Avec Dans les champs de bataille, Danielle Arbid ouvre la voie à son cinéma, un cinéma des émotions, des désirs. Un cinéma des corps, des regards. Un cinéma sombre mais chaleureux. La chaleur de vouloir parler de l’humain, tout simplement. Lina incarne cette envie de la réalisatrice de « raconter des sensations, par petites touches ». Le but n’est pas de faire un film sur la guerre mais de faire de la guerre un arrière-plan du film. Comme dans d’autres films de la réalisatrice, la guerre est comme un personnage secondaire, cette clé qui annonce le changement. La guerre est la source de nombreux voyages, qu’ils soient physique, émotionnel, charnel ou même inconscient.
Mais la guerre n’est jamais le personnage central des films de Danielle Arbid qui en parle avec pudeur. La guerre, le conflit ou l’adversité sont des souvenirs à partir desquels émanent les désirs. La réalisatrice esquisse ici sa manière de filmer, cette représentation libre des corps. Il y a quelque chose d’intimement sensible dans la manière dont la réalisatrice s’empare des corps, comme des bribes de vies volées. Le corps n’est jamais un tout, il est bien plutôt une partie extraite de la masse, une façon de parler des détails afin de dire les émotions les plus ténues. En un sens, Dans les champs de bataille annonce la filmographie à suivre de Danielle Arbid, laquelle filme autrui comme une extension de soi. Autrui n’est jamais totalement accessible, bien plus la chimère de nos désirs et de nos fantasmes.