Carter Burwell – Music Story
En étant marquée par l’univers musical de Carol et Legend en sortant des salles obscures, la rédaction s’est penchée sur un grand nom de la composition peu connu du grand public : Carter (Benedict) Burwell. Ayant collaboré avec les plus grands, les frères Coen, Spike Jonze, Sidney Lumet, Andrew Niccol, Lisa Chodolenko, Martin McDonagh, Bill Condon, le discret acteur/compositeur sexagénaire continue de grimper depuis son Emmy pour Mildred Pierce de Todd Hayne en 2011. D’autant plus que son nom est au générique d’Anomalisa de Charlie Kaufman (scénariste de Dans la peau de John Malkovitch), Golden Globe 2016 du meilleur film d’animation et prix du jury à Venise, de Ave Cesar, le dernier Coen, de The Finest Hours par les studio Disney et de The Family Fang (sélectionné dernièrement au festival de Toronto, avec Nicole Kidman) qui n’a actuellement aucun distributeur français. L’occasion de revenir sur sa carrière, ses influences et les univers musicaux qu’il a laissés derrière lui.
Parcours
Le cœur du jeune végétarien, qui n’aimait pas les légumes, balance entre l’animation et la musique électronique qu’il étudie à Harvard d’où il ressort diplômé en 1977. Il a collaboré au journal officiel de l’Université en tant que dessinateur humoristique tout en assumant les responsabilités de professeur assistant à la Harvard Electronic Music Studio. Son premier dessin animé, Help, I’m Being Crushed to Death by a Black Rectangle remporte de nombreux prix en 1979 . La direction semble donc lui convenir… enfin pas tout à fait. Il devient chef d’un département d’animation à Long Island, où il crée des programmes pendant plusieurs années. Parallèlement, Burwell n’oublie pas la musique. Il joue avec plusieurs groupes à New York et compose même des ballets qui seront joués au festival d’Avignon. Lors d’un de ses nombreux concerts à New York, il est remarqué par Ethan Coen venu le voir sur les conseils d’un ami. Pas plus intéressé que ça, il envoie quand même des démos dont certaines se retrouveront à l’identique dans le premier film des frères Coen, « Blood Simple ». C’est le début d’une collaboration indéfectible puisque Carter Burwell a signé toutes les bandes originales des frères Coen, soit 17 longs métrages dont Raising Arizona (1987), Barton Fink (1991), Fargo (1996), The Big Lebowski (1998), Intolérable cruauté (2003), No Country for Old Men (2007), Burn After Reading (2008), A Serious Man (2009) et True Grit (2010).
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Les trois compères discutent ensemble de l’art de la composition cinématographique dans le cadre du World Science Festival en 2013
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Durant les années 80, Burwell poursuit une carrière parallèle, toujours musicale, en jouant pour de nombreux groupes new yorkais ou en écrivant des compositions pour le théâtre.
Les projets s’enchaînent : Miller’s Crossing, Before Night Falls de Julian Schnabel, Twillight, The Kids Are All Right, Sept Psychopathes… Sans oublier le formidable documentaire The Celluloid Closet de Rob Epstein et Jeffrey Friedman en 1995, adapté de l’essai best seller du même nom de Vito Russo.
Les projets sur lesquels le quadragénaire travaille sont variés, de l’horreur série B au drame policier néo-noir en passant par la comédie sentimentale science-fiction : Velvet Goldmine de Todd Haynes, Blair Witch 2 de Joe Berlinger, A Knight’s Tale de Brian Helgeland (premier rôle en tant que tête d’affiche pour Heath Ledger), S1m0ne d’Andrew Niccol, Bons baisers de Bruges de Martin McDonagh…
Quelques analyses filmiques
Les notes sous les vidéos sont traduites de celles du compositeur disponibles sur son carterburwell.com.
Carol de Todd Haynes (2016)
Nommé, pour la première fois de sa carrière, pour la meilleure bande son aux Oscars 2016, Carter Burwell distille une mélodie à la fois élégante et quasi épique, dans son contexte, son parcours, les instruments orchestraux, cuivres, flûtes et harpe dessinent une évidence romantique sinueuse.
Il y a 3 thèmes principaux dans la bande originale. La musique qui ouvre sur la scène de la ville amorce une passion et une certaine forme d’engagement de la part de Carol et Thérèse. Cette scène raconte quelque chose sur ces personnages avant même que vous ne les voyiez, puisqu’ils n’apparaissent pour la première fois que vers la dernière note, mais finalement, ça va devenir le thème amoureux.
Puis, il y a le thème de la fascination de Thérèse pour Carol, qui est joué lorsque cette dernière roule vers sa maison. Fondamentalement, c’est un nuage de notes de piano, un peu à la manière dont Todd Haynes et Ed Lachman (le chef opérateur) filment les personnages, à travers une vitre opaque. Cette texture au piano doit être recomposée en studio pour séparer la main gauche de la droite. La première disparaît dans un fumée opaque tandis que la deuxième construit la mélodie.
Le troisième thème concerne la perte et l’absence. Il s’exprime pleinement dans le montage, après que Carol a quitté Thérèse et s’en explique dans une lettre qu’elle lui adresse. L’utilisation des intervalles ouvertes telles que le 4ème, le 5ème et le 9ème semble être le meilleur exemple pour voiler un sentiment. Le cœur des deux femmes est brisé, mais plutôt que de jouer de la douleur, la musique joue du vide.*
Legend de Brian Helgeland (2016)
Peut-on y entendre un décalage entre le calme apparent, presque nonchalant de la ballade brit pop retravaillée par ordinateur et le ronronnement qui s’élève grâce aux instruments à vent, comme pour témoigner de la grandeur perdue de deux mafieux ? Trompettes déchues, mais tambours battants.
Olive Kitteridge de Lisa Chodolenko (2015)
Lisa m’a appelé bien avant le tournage pour savoir si j’étais intéressé par le projet. J’ai déjà travaillé avec elle sur The Kids Are All Right en 2010, mais pour Olive, nous ne nous sommes pour ainsi dire pas rencontrés jusqu’à la courte session d’enregistrement. On a donc échangé à distance et rapidement. Je sais depuis mon expérience sur Mildred Pierce que composer pour une mini-série, demande beaucoup d’efforts, équivalent à 4 ou 5 heures de film. Alors, à la différence de The Kids, il a fallu trouver une voix, un timbre pour la série, pour le personnage d’Olive en particulier.
J’ai connu Fran McDormand il y a très longtemps, sur notre premier film, Blood Simple, puis j’ai écrit la musique pour un de ses meilleurs personnages, Marge Gunderson dans Fargo. Pour Olive, Fran n’était pas seulement l’actrice principale, mais également productrice. C’est elle qui a obtenu les droits pour adapter le roman et qui a écrit le scénario avec Jane Anderson.
Olive est un personnage complexe, dure avec son entourage et dure avec elle-même. On comprend progressivement que sa froideur est un rempart contre sa vulnérabilité. Elle réserve de la compassion à ceux qui sont aussi brisés, fragiles qu’elle.
A mi-chemin de la composition de la bande son, Fran est venue vers moi, -je ne discute jamais de mon travail avec un acteur et rarement avec le producteur – pour me donner son opinion. Afin d’éviter trop d’avis contraires, j’essaie de ne parler qu’avec le réalisateur sur la direction artistique, mais puisque je connaissais Fran, il m’était nécessaire d’avoir son avis, je savais que ça ne pouvait pas faire du tort tant que Lisa valide…
En fait, Fran a été très utile en m’aidant à étoffer musicalement le personnage d’Olive. Je ne pouvais pas toujours traduire ses pensées en musique, mais ça a toujours été très instructif. Elle pousse tout le monde, y compris le téléspectateur, dans ses retranchements et la musique doit nous permettre d’ouvrir une fenêtre, sur le respect que l’on peut ressentir pour ce personnage souffrant. Pour ce faire, j’ai tenu à garder certaines formes d’irrésolutions. Des arrangements simples, mais imprévisibles, froids, mais bienveillants.
Pour cette froideur émotive, le piano semblait juste. C’est un instrument de percussion avec une très large palette. J’ai eu un son très particulier à l’esprit, et donc pour la première fois depuis longtemps, j’ai décidé de jouer moi-même au piano, un Steinway qui m’a permis d’obtenir ce ton de cloche désiré. Un quatuor à cordes, une basse et une clarinette sont venus soutenir l’ensemble. Mark Stewart a aussi contribué avec quelques sons de mandolines sur certains morceaux.*
Mildred Pierce de Todd Haynes (2011)
Drame domestique inspiré des 30’s, romance sans oublier la tragédie familiale et le mélodrame lyrique, la mini-série HBO qui a valu un Emmy pour le compositeur décompose par des notes de piano simples et aériennes une tonalité contrite, obscurcie par des cordes type contrebasse à 1’37. Comme pour symboliser une ambition contredite par des déceptions/trahisons, un battement vain… (main theme du film original avec Joan Crawford, l’emphase hollywoodienne est marquante)
https://www.youtube.com/watch?v=4sIQMN26EbY
Autres pistes musicales
Twilight de Catherine Hardwicke, et Bill Condon (2008 et 2011)
« Bella’s Lullaby »
Dans la peau de John Malkovitch de Spike Jonze (1999)
Le xylophone est un instrument qui, couplé à la harpe, évoque rapidement l’onirisme, le romantisme et une certaine forme de modernité que d’autres ont su réutiliser (voir les compositions de Dimitri Golovko pour le court métrage Signs). Jon Brion privilégie un certain classicisme avec piano et cordes, aux accents plus français, sans oublier cette rengaine, cassette passée en arrière en boucle, dans Eternal Sunshine of a Spotless Mind de Michel Gondry 2004
The Celluloïd Closet de Rob Epstein et Jeffrey Friedman (1996)
« Shades » L’univers de Carter Burwell à la fois nostalgique et plein d’élans simples, tout droit sorti d’un Disney, est très reconnaissable.
« Will Hayes » Ce morceau a quelque chose de très coenien, dans la sentence marquée et le développement sur la durée quitte à être répété.
« Finale » Roulements détachés, tintements pixariens, violons aux tons à la fois lugubres et cérémonieux, le paradoxe est caractéristique.
Les frères Coen
Blood Simple (1984)
Première collaboration pour leur premier long métrage. Timide, le synthétiseur n’appuie pas suffisamment le côté sombre, joliment pervers.
https://www.youtube.com/watch?v=DZfyXl1Rkyc
Miller’s Crossing (1990)
Première composition orchestrale.
Fargo (1996)
Fargo s’annonce comme un drame inspiré d’une histoire vraie. Et pourtant ceux qui ont commis le crime sont des bouffons. Si la musique renforce l’humour, elle tue le suspense. Si elle renforce le drame, est-ce qu’elle tue l’humour? Un début de réponse : le drame est renforcé par une gravité exagérée, un mélodrame en somme. L’excès de grandiloquence semble aider à la comédie. Le voile blanc d’hiver entre le Minnesota et le Dakota du Nord et la gaieté décuplée des personnages ne peuvent que rendre la situation encore plus solitaire et désespérée. Je voulais mettre en contraste la petitesse de leur humanité avec le paysage blanc sans fin en les représentant avec des instruments fragiles solo: harpe, célesta et violon Hardanger. Le hardanger – originaire de Scandinavie – est un violon avec des cordes sympathiques qui ajoutent un ronronnement brillant, presque chatoyant aux notes jouées.
Avant même d’avoir tourné avec les Coen, j’avais commencé des recherches sur la musique folklorique scandinave dans le vague espoir d’en sortir quelque chose d’instructif, puis j’ai trouvé un air folklorique qui était devenu un hymne appelé « la brebis perdue. » Son titre était parfait pour le personnage de Bill Macy, mais sa tristesse mélancolique était également parfait pour le film dans son ensemble, alors je l’ai étendu en utilisant une orchestration de film noir. Elle est devenue la musique d’ouverture du film.*
No Country For Old Men (2007)
C’est le film le plus calme sur lequel j’ai travaillé. Souvent, il n’y a aucun son, mis à part celui du vent ou des bottes sur de la caillasse ou des chaussettes sur le bitume. Puis, de temps en temps, il y a des fusillades qui impliquent un nombre inconnu de tireurs avec fusils à pompes et armes automatiques. Pendant longtemps, ce fut donc très difficile de savoir quel genre de bande-son pouvait possiblement accompagner le film, sans perturber le silence brut de la mise en scène. J’ai parlé avec les frères Coen soit une bande-son entièrement en percussions, soit un mélange de tons qui se fondraient dans les effets sonores, comme tout droit sortis du paysage. On est parti sur les tons.
La composition tout en percussion semblait prometteuse, et je suis clairement impatient de le faire un jour mais c’est un cliché aujourd’hui que d’avoir des tambours qui accompagnent l’action et cela ramenait le film vers un territoire familier. Les tons soutenus, cependant, maintenait le film instable. Très tôt dans la production, j’en ai parlé avec Skip Lievsay, le mixeur sonore et il m’a envoyé des exemples d’effets sonores, tout comme je lui ai envoyé des exemples de compositions de ton, majoritairement irréguliers, en dent de scie. L’effet produit est que la musique surgit et retombe dans les effets sonores, dans une manière subliminale.
Le générique de fin apporta une question intéressante : puisque le film ne contient aucune chanson ou composition originale, qu’allait-on pouvoir jouer pendant les 5 minutes de générique qui ne serait à la fois ni prétentieux (comme le silence du vent) ni intrusif (comme une musique pop) ? J’ai fini par écrire une mélodie qui comprend uniquement les instruments acoustiques utilisés dans la bande-originale, mais ils mettent un certain temps à apparaitre. Les premiers sons sont des percussions qui masquent les effets sonores. Les suivants sont les tons soutenus qui sont compris dans le reste de la composition. Et il faut attendre 2 minutes de cela pour voir les instruments familiers arriver, comme la guitare et la basse, qui jouent jusqu’à la fin avec les percussions. Espérons que cela ait fonctionné avec le reste du film, du moins pour les quelques uns qui sont restés jusqu’à la fin du générique.*
Burn After Reading (2008)
« How Is This Possible »
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Nous apprenons en exclusivité de la part du compositeur lui-même, qu’il vient de terminer le mixage de The Founder de John Lee Hancock. Un biopic sur le fondateur de McDonald avec Michael Keaton dans la peau de Ray Kroc. La collaboration avec Rodd Haynes se poursuit cette année, puisque Carter Burwell va travailler sur Wonderstruck, l’adaptation du roman historique de Brian Selznick écrit en 2011 avec Julian Moore. L’histoire de deux enfants, Ben et Rose, tous deux sourds, à différentes époques, l’un en 1927, l’autre en 1977. Ces deux enfants s’échappent de New York. Malgré le gouffre entre ces deux périodes, ils sont tous deux connectés par un mystère en attente de résolution…
* Copyright 2014-2016 Carter Burwell