film-camille-interview-nina-meurisse-boris-lojkine-maryvonne-lepage-festival-cinema-francophone-angouleme-2019
© Christophe Brachet Photographe-Réalisateur Assistante Cloe Harent

Interview de l’équipe du film Camille, de Boris Lojkine

Gwennaëlle Masle Responsable Cinéma LeMagduCiné

Quand trois êtres aussi tendres que bons se réunissent pour faire un film en l’hommage d’une femme forte aux valeurs immenses, cela offre le très beau Camille. Rencontrés lors du Festival du Film Francophone d’Angoulême, Maryvonne Lepage, Nina Meurisse et le réalisateur Boris Lojkine nous ont parlé de la vie de Camille Lepage dans une interview pleine d’humanité.

Dans Hope, vous placez déjà votre action dans l’Afrique subsaharienne, là c’était en Centrafrique, c’est assez rare en Europe de voir des films se déroulant en Afrique. Qu’est-ce qui vous pousse à aller faire des films là-bas ? 

Boris Lojkine – J’ai beaucoup de mal à m’imaginer faire un film en France en fait, c’est un gros problème dans ma vie parce que ce serait beaucoup plus simple pour moi de faire des films en France, si je savais les faire hein. Mais c’est vrai que ce qui m’inspire, comme Camille, c’est de partir loin, de vivre des aventures dans des endroits qui ne ressemblent pas à l’Europe. J’ai toujours l’impression que l’Europe c’est trop aseptisé, trop lisse. Je ne peux pas expliquer pourquoi mais quand je suis en Centrafrique, je suis entourée d’une bande de centrafricains en train de manger du gozo avec la main et d’échanger des blagues en sango, je me sens complètement chez moi et je me dis « ça y est, tout va bien. ». Je n’arrive pas à imaginer de faire des films en France pour le moment.

C’est exactement une réplique du film quand Camille dit que quand elle est là bas, elle se sent chez elle. 

Maryvonne Lepage – Oui elle était bien, elle était heureuse, elle faisait ce qu’elle voulait et ce qu’elle avait envie de faire. D’aller jusqu’au bout.

Et vous Nina, comment avez-vous fait pour vous imprégner de ce sentiment-là : se sentir chez soi ailleurs ? 

Nina Meurisse – En fait, le tournage s’est un peu fait dans l’ordre du scénario et du coup, ça s’est fait un peu comme dans le film, moi j’ai découvert le pays, alors on n’est pas au début de la découverte du pays pour Camille, mais plus le tournage avançait, plus on tournait avec les Centrafricains, l’équipe est vraiment mixte donc plus j’étais à l’aise et plus je me sentais bien. Même si la place d’un blanc en Afrique et d’une femme blanche, c’est compliqué et c’est une place qui est difficile à prendre mais plus le tournage avançait, plus je prenais cette place et j’avais plaisir à la prendre parce que je me détendais.

Pour moi, la vie c’est les rencontres humaines et ce film c’était une explosion de vie pour moi.

Ça a du être un tournage assez intense et ça se ressent vraiment à l’écran, déjà parce que l’histoire en elle même est très forte, mais comment fait-on après ? Comment gère-t-on l’après tournage ? 

N.M. – Après, je ne sais pas trop dire, je sens encore que maintenant ça ricoche dans plein de choses de ma vie, c’est difficile de parler de cette expérience car il y a des choses qui sont très différentes et en même temps sans vraiment savoir lesquelles. Ce qui est sûr, c’est qu’en tout cas, comme Boris, c’est les rencontres humaines et l’inconfort, on dirait l’inconfort quand on vit en Europe et qu’on parle de ces pays, pour moi c’est des endroits dans lesquels j’ai l’impression d’être très vivante et beaucoup plus qu’ici. Pour moi, la vie c’est les rencontres humaines et ce film c’était une explosion de vie pour moi.

C’était la première fois que vous collaboriez avec des acteurs professionnels, qu’est-ce que ça a changé dans votre manière d’aborder la direction d’acteurs ? 

B.L. – Rien, c’est vrai que dans mon film précédent c’était que des acteurs non professionnels, j’avais beaucoup aimé cette expérience parce que ce sont des gens qui n’ont pas de métier, donc on essaie de calquer les personnages sur eux, de les rapprocher de ce que sont les acteurs pour profiter de tout ce qu’ils peuvent amener d’eux-mêmes. Forcément, travailler avec des comédiens c’est différent. Les comédiens ont des attentes de direction, mais au fond c’est pareil. Moi ce qui m’intéresse avec Nina, ce n’est pas son métier, même si elle en a beaucoup. Elle est très professionnelle et son professionnalisme a d’ailleurs beaucoup aidé tous les autres gens qui jouaient dans le film, mais ce m’intéressait c’était d’attraper quelque chose d’elle, de lui voler quelque chose de ce qu’elle est et c’est pour ça que je l’ai choisie. Je ne l’ai pas choisie parce que c’est une bonne comédienne, j’avoue, c’est ma limite, je ne sais pas ce que c’est une bonne comédienne mais en revanche, il y a quelque chose d’elle qui m’intéressait. Le mélange entre une grande solidité qui fait qu’elle est plantée, je crois qu’elle va aller en Afrique et qu’elle va vivre ça et une flamme intérieure. C’est ça qui m’intéressait, d’attraper quelque chose de cette lumière-là mais après je n’ai jamais  l’impression de travailler avec des comédiens, juste qu’on travaille avec des gens. Quand on commence à travailler avec des comédiens, moi je m’ennuie un petit peu mais les comédiens sont des gens aussi, ils sont des gens comme les autres donc on peut travailler avec eux. Mon idéal c’est de travailler avec des professionnels comme s’ils n’étaient pas professionnels en fait, que c’était de vraies personnes et qu’on essayait d’attraper quelque chose d’eux comme on le fait avec quelqu’un qu’on attrape comme ça. C’est arrivé sur le tournage, une paysanne était en train de regarder le tournage, on lui a dit « Viens on va faire une scène » et on la prend, on la met dans le film et elle est super parce qu’on a attrapé quelque chose dans l’instant avec elle. C’est bien d’essayer de trouver une forme de continuité avec tous, dans le film il y a des professionnels, des non professionnels, des comédiens, des non comédiens.

Le film a trois manières d’aborder les choses : la fiction évidemment, le documentaire avec les images d’archives (photos de Camille ou vidéos de télévision…) et le biopic quasiment. Comment avez-vous fait pour construire cette histoire avec ces 3 registres ? 

B.L. – C’était très compliqué au montage car il fallait trouver la manière juste de le faire. C’était important pour moi que l’on raconte vraiment quelque chose de la Centrafrique, que ce ne soit pas juste un décor d’arrière-fond où on se dit « voilà c’est des noirs qui se battent entre eux » sans rien comprendre. Je trouve ça important si on fait un film sur une photo-journaliste qui, elle, a cherché à comprendre, que l’on amène le spectateur à comprendre aussi un petit peu. Et je crois, en tout cas, j’espère, que le spectateur suit un petit peu et comprend ce qu’il se passe, qui sont les Sélékas (ndlr : coalition musulmane), les Anti-balaka (ndlr : milices d’auto-défense), les interventions françaises. Et en même temps, on ne fait pas un documentaire, on ne fait pas un film didactique non plus, on ne veut pas tuer l’émotion, il ne faut pas tuer la fiction non plus. C’était difficile de trouver l’équilibre, la manière dont tout ça se mêle et c’était surtout difficile avec les archives. Avec les photos, c’est venu beaucoup plus facilement, c’était un vrai enjeu du film de savoir comment les vraies photos de Camille allaient rentrer dans le film. Au tournage, on avait beaucoup travaillé à partir de ses photos pour les décors, pour les costumes, pour la mise en scène des scènes, on avait les photos de Camille en tête.

N.M. – On savait même que ça allait être telle photo sur le plan et que là ça enchaînait de telle manière.

B.L. – Voilà, on avait ça très présent à l’esprit donc le mariage était déjà un peu fait et puis c’est quelque chose qui marche parce que les photos n’ont pas seulement un rôle documentaire, elles nous font marcher dans le personnage. Tout d’un coup, en regardant les photos, ce sont des photos des événements mais ce sont des photos prises par Camille, qui nous font entrer dans la manière dont elle regarde l’événement, presque dans son intimité.

Parce que c’est son regard. Et vous Maryvonne, déjà bravo parce que c’est un acte assez courageux de livrer autant de choses après cette tragédie, est-ce que vous avez réussi à prendre assez de recul pour laisser la fiction opérer ? On sent énormément de bienveillance entre vous, pour faire ce travail il en fallait, mais comment avez-vous fait pour avoir le recul nécessaire et laisser le film se faire ?

Maryvonne Lepage – Je pense que tout d’abord, il fallait une confiance en Boris pour faire ce film. Il m’a expliqué comment il allait le faire, comment il avait compris Camille, comment il avait envie de la refaire vivre par ce film même si c’était une fiction et après la relation qu’on a eu avec Boris, c’est qu’on était à la fois près de lui, à sa disposition je dirais et d’un autre côté, c’est son film donc on doit respecter son travail, on est là pour aider s’il y a besoin. On a envie de savoir certaines choses c’est vrai mais à des moments, ce n’était pas le moment. J’ai accompagné Camille pendant toute sa vie, pendant 26 ans, jusqu’au dernier jour et je pense que j’avais aussi envie d’accompagner ce film, d’accompagner Boris mais en étant chacun à sa place. Lui faisait son travail et nous on était là si besoin avec nos yeux de parents.

B.L. – Si je peux me permettre quand même, ça n’a pas été facile pour Maryvonne, ni pour la famille, ni de dire oui, ni de voir le film après. C’était très difficile.

M.L. – Parce que je savais que de dire oui… En fait, j’ai voulu me protéger, je savais que j’allais souffrir, j’étais déjà dans une période où je souffrais et je souffre encore aujourd’hui. Je pleure intérieurement tous les jours, ça ne se voit pas, je souris, je fume ma cigarette, je suis là, je passe de bons moments mais intérieurement, ce n’est pas ça, ma vie a basculé. Donc c’est compliqué tout ça.

Par rapport à cette vocation, à ce métier, qu’est-ce que vous avez envie de dire aux gens qui ont envie de se lancer dans le photo-journalisme ?

M.L – La même chose que j’ai dit à Camille quand elle a voulu partir au Sud-Soudan en pleine guerre. « Si c’est ce que tu veux, si c’est ton choix, n’aie pas de regrets et je serai là pour t’épauler » et je n’ai aucun regret. Aujourd’hui, je dirais la même chose à tous les jeunes photo-journalistes. Si vous avez vraiment ça dans les tripes, il faut le faire, il ne faut pas avoir de regret dans la vie. Après il faut aussi avoir une passion, un engagement. Aimer la photo, avoir envie de progresser parce que c’est un métier donc il faut vendre sa photo quoi. Comme dirait Boris, il faut travailler. Il faut travailler beaucoup.

Pour faire ce film, vous avez rencontré d’autres photo-journalistes ? 

B.L. – Alors j’ai vraiment travaillé autour de Camille mais j’en ai rencontré grâce à Maryvonne notamment, parce que quand Camille a été tuée, Maryvonne a reçu des messages de toutes les personnes qui avaient connu Camille. Des messages de sympathie, des messages de condoléances, et Maryvonne a eu la très grande gentillesse de me confier tout ce carnet d’adresses donc c’est comme ça que j’ai pu commencé à rencontrer beaucoup de gens qui avaient connu Camille, y compris sur le terrain en Centrafrique, au Sud Soudan. Donc j’ai rencontré pas mal de photo-journalistes qui avaient connu Camille mais en même temps des professionnels qui pouvaient aussi me montrer la manière dont eux travaillaient. C’était intéressant pour moi de voir à la fois ce que Camille partageait avec d’autres, ce qui fait un portrait de groupe d’une profession et en même temps ce qu’elle a de très singulier. Et on a eu la chance sur le tournage d’avoir un vrai photo-journaliste Mickaël Spitzberg, qui joue son propre rôle, c’était important pour moi qu’il n’y ait pas que des acteurs mais qu’il y ait vraiment un photographe avec la vérité de sa personne, qui pouvait aussi nous servir de conseiller technique, nous donner des orientations, à Nina sur la photographie, à moi sur la reconstitution des scènes, sur l’ambiance entre journalistes à Bangui en 2013.

Justement Nina, quel travail avez-vous fait pour vous imprégner de cette immersion sur le terrain qui est assez impressionnante ? C’est physique comme expérience et comportement. 

N.M. – Je suis restée 2 mois à l’AFP avec Olivier Morin et ses collègues avec qui je partais soit en reportage en fonction de là où ils étaient envoyés, soit je passais du temps à discuter avec eux de leur expérience. Il y en a beaucoup qui ont vécu ces conflits. Mais surtout techniquement, d’avoir des points de vue sur comment on se place dans l’espace, comment lorsqu’on arrive sur une scène, on photographie et je me souviens de la première fois où Olivier m’a dit « Vas-y ». On était aux Tuileries, il m’a dit « il y a deux personnes sur la fontaine, tu t’approches et tu fais une photo à 2 mètres » je lui disais « non je ne vais pas faire ça », il m’a dit « vas-y, tu vas voir je vais le faire et ils ne vont pas s’arrêter », il y est allé et effectivement les gens ne l’ont pas vu. Et moi je suis arrivée toute gênée donc je devais casser ça et devenir invisible. Mais au début je ne comprenais pas comment il arrivait à faire ça puis après effectivement, c’était de savoir comment me placer dans l’espace et puis ensuite comment me comporter du point de vue de Camille. Est-ce qu’elle se baissait ? Est-ce qu’elle était proche des gens, est-ce qu’elle prenait du recul ? Essayer de comprendre avec le disque dur et toutes ses photos, de rentrer dans son regard et comprendre. Avec Olivier notamment, on a fait une lecture de ses photos en se disant « alors là elle a utilisé telle focale, elle a du rentrer et faire ça » et Mickael Spitzberg qui me décrivait comment elle était avec les défauts et les qualités d’une jeune photo-journaliste, elle allait trop près parfois. C’était ça le travail, c’était très intéressant. Je me dis souvent ça pour les personnages, c’est qu’on comprend mieux quelqu’un quand on fait ce qu’il fait plutôt que de comprendre intellectuellement sa psychologie. Si pendant 2 mois je fais des photos, je vais bien en tirer quelque chose. Et puis comme l’Afrique et les conflits, je ne pouvais pas le vivre, c’était la rentrée donc il y avait toutes les manifestations alors Olivier m’avait dit « il faut que t’ailles devant, il faut que tu te prennes des lacrymos parce que c’est ça le terrain. » Ça les faisait rire. C’est un point de vue le photographe, et surtout celui de Camille, c’est pas juste d’aller chercher l’excitation de la violence, il y a plein de photographes qui travaillent comme ça et je me souviens des premières manifestations que j’ai faites et c’était très intéressant quand ça commençait à péter de me dire « euh d’accord moi Nina je pars en courant, je rentre chez moi et je ne veux pas qu’il m’arrive quoi que ce soit mais comment en tant que photographe on se demande de quoi on veut parler là dans cette situation, qu’est-ce qu’on veut raconter, de qui on veut parler ? » et c’est super intéressant d’arriver à se mettre dans ce regard-là.

Il y a eu des scènes de reconstitution faites, tournées avec des locaux qui avaient probablement vécu ces événements-là réellement, ça n’a pas été trop compliqué à gérer pour eux ? 

B.L. – On tourne avec la jeunesse de Bangui les scènes de manifestation, de pillages. Il y a des scènes où on a pas mal de figurants, c’est des scènes qui faisaient assez peur a priori. Ce sont des scènes tournées dans Bangui qui est une ville où la violence est quand même très récente, des scènes aussi mouvementées, ça me semblait assez périlleux, mais en fait j’ai l’impression que tous ces jeunes qui sont venus faire les scènes l’ont fait avec énormément de plaisir. Par exemple, le premier jour de tournage, on a fait la manifestation des juges et c’était de très bonne augure parce qu’ils avaient tellement de plaisir à être au milieu, on avait bloqué la plus grande avenue de la ville, et ils étaient contents de pouvoir être au milieu de la rue, d’avoir l’espace pour eux, de crier. Tout d’un coup, c’est comme s’ils prenaient le pouvoir quoi. J’ai senti ça, je l’ai ressenti quand on a refait l’autre grande manifestation à la fin où ils allument le feu et mettent le bordel. C’est comme s’ils se disaient « On peut faire ça nous ? Aller on va le faire ! ». Je pense que tous ces figurants ont pris un énorme plaisir à ça car c’était le plaisir de faire du cinéma mais aussi de foutre le bordel, de faire la révolution. On prend la place. Personne ne nous dit quoi faire. C’était pas simple mais c’était un vrai plaisir de travailler avec toute cette jeunesse bouillonnante quoi.

Il y a une scène que je trouve très intéressante dans le film, c’est quand ils discutent des photos qu’ils vont envoyer entre collègues. Ce qu’il faut montrer, ce qu’il ne faut pas montrer. Est-ce que vous, vous êtes posé la question en faisant le film ou est-ce que c’était évident que l’on pouvait montrer des corps morts comme ça ? 

B.L. – Pour moi, ça faisait forcément partie du film parce qu’il pose la question de savoir comment on regarde la violence, on ne peut pas ne rien en voir. Des photos violentes, des photos de cadavres dans les rues de Bangui, on en a vu beaucoup, beaucoup ont été publiées, donc je savais que ça faisait partie du film. Après ce qui est vrai, c’est qu’on s’est demandé quelles photos on montrait, jusqu’où on pouvait aller. Il y a des photos très dures dans le film, mais il y en a plein de plus dures qu’on n’a pas montré. Camille n’avait pas peur d’y aller, il y a des photos terrifiantes, avec mon monteur à chaque fois qu’on retombait dessus, on essayait vite de passer à autre chose mais ça nous restait à l’esprit tellement c’était terrible. Donc il fallait trouver la juste mesure mais forcément il fallait montrer quelque chose de cette violence sinon on ne comprend pas de quoi parle le film. Mais il ne fallait pas non plus aller dans le gore ou dans quelque chose qui serait devenu de la complaisance, c’est exactement ce dont parlent les photographes. Est-ce qu’on montre ça juste pour choquer ou est ce qu’on montre ça parce qu’il y a quelque chose à raconter, qui est important, qu’il faut comprendre ? Les questions des journalistes sont aussi nos questions.

Responsable Cinéma LeMagduCiné