Philippe Lioret n’est pas du genre à se reposer sur ses acquis. Après bientôt 30 ans de carrière, le réalisateur de Je vais bien ne t’en fais pas continue d’apprendre des choses sur la (meilleure) façon de faire son métier. Artiste installé mais artisan qui fuit tout ce qui peut ressembler à une zone de confort, Lioret revient dans les salles obscures avec 16 ans. Un film qui transpire l’amour du cinéma au sens d’en FAIRE, pour le grand-écran et le spectateur. Rencontre avec un cinéaste généreux, au sens le plus noble du terme.
Ce qui est le plus frappant dans 16 ans, c’est le minimalisme extrêmement évocateur avec lequel vous construisez la relation entre les deux personnages. J’imagine que ça a dû demander énormément de répétitions pour arriver à ce résultat.
Oui… Il y en a eu beaucoup. J’ai trouvé un mode opératoire que je ne lâcherai plus. Comme ils (Sabrina Levoye et Teïlo Azaïs) étaient très jeunes, il fallait que je les amène à voir les personnages. J’ai donc organisé un système de répétitions trois mois avant le tournage. On a répété tout le film avec eux, pendant deux mois, j’ai fait venir tous les autres acteurs, et je ne lâchais pas. Je filmais avec une petite caméra, et je n’arrêtais que lorsque j’étais content. Et je leur montrais, ils voyaient le résultat et ils étaient contents. C’était formidable parce qu’une fois qu’on était sur le plateau, ils avaient digéré tout ça. Ils ont le texte comme-ci c’était eux qui l’avaient écrit, voire mieux, ça sort de leur bouche et pas de leur cerveau. Ils ne jouent pas, ils sont. Je leur ai dit d’amener la part documentaire d’eux-mêmes. Je leur disais « C’est vous les personnages, vous n’avez pas à les devenir ». Donc quand on est arrivé sur le plateau ils avaient digéré tout ça, et pour eux c’était naturel.
« J’ai demandé aux acteurs d’amener la part documentaire d’eux-mêmes ».
LMDC : Est-ce que vous-mêmes, vous avez profité de ces répétitions pour concevoir votre mise en scène ?
PL : Eh bien oui, souvent. Bravo pour l’avoir vu. Je filmais souvent les répétitions avec une toute petite caméra de poing. Je ne coupais jamais et ne faisais pas de montage, je les filmais juste. Et je m’arrangeais pour être au meilleur endroit au meilleur moment, en les suivant tout le temps. Comme ça bouge beaucoup, je les suivais en plan-séquence.
Et plus on faisait de répétitions, plus j’affinais le truc pour trouver le meilleur endroit pour les voir. Et quand je regardais ça, je me disais que c’était comme ça que je devais le filmer. Avec mon copain chef opérateur, on a inventé un système. On a trouvé un appareil photo Sony qui utilise le même capteur que les caméras professionnelles. Ils l’avaient développé à grand frais pour le mettre sur une caméra qui vaut 500000 balles, et comme il fallait qu’ils l’amortissent ils l’ont mis sur leurs appareils grand-public haut-de-gamme. Et donc ce capteur-là, il suffisait de lui mettre un très bon objectif, et un enregistreur sur disque dur très puissant qui permet de faire du 4K et autres. Et on avait une caméra professionnelle toute petite.
J’ai donc pu faire au tournage ce qu’on avait fait aux répétitions de façon très professionnelle.
LMDC : C’est comme si vous aviez tourné le film avant de tourner le film finalement.
PL : Je l’avais déjà en tête avant. Mais aux répétitions, je l’ai tourné. J’imaginais ce qu’il fallait faire, et ce que j’imaginais être le mieux pour le film. Et surtout encore une fois faire en sorte qu’on ne voit pas la technique, et pourtant je vous jure qu’il y en a. C’est un film très technique. Mais ça ne se voit pas : la caméra ne bouge jamais quand les acteurs ne bougent pas. J’ai fait le film comme ça, et c’est ce qui lui donne ce côté naturel, presque documentaire.
LMDC : Il y a un plan qui m’a marqué, c’est celui dans lequel le père de Léo se fait licencier. Vous créez un travelling avant avec un mouvement dans le cadre, sans bouger la caméra.
PL : Voilà encore une scène que j’avais répété en un plan. Au début je ne savais pas comment j’allais la tourner, mais je me disais que j’allais probablement la découper. Mais comme je voulais que les acteurs soient dedans de A à Z quand on répétait, je leur ai fait faire la scène 30 fois ! Et quand ça n’allait pas, je les envoyais réapprendre le texte parce que je trouvais qu’ils ne le savaient pas suffisamment. Ils ont beaucoup beaucoup beaucoup travaillé là-dessus, et moi je les ai beaucoup beaucoup beaucoup filmés avec ma petite caméra. Quand ça a été bien à la toute fin, on a vraiment l’impression de voir un mec qui se fait virer, et pas du cinéma. Je leur ai dit que ça tenait à eux, au travail d’une justesse folle qu’ils ont fait. Il y a énormément de travail, mais il y en a tellement qu’on ne le voit plus. Ni le leur, ni le mien parce que c’est un seul plan, et je le tournerais comme ça. Ils ont tellement travaillé qu’on ne voit plus leur travail d’acteurs, ils sont les personnages.
Je l’ai déjà dit et je le redis : un film, c’est un cadeau qu’on fait au spectateur, pour qu’il passe un moment de joie. Si on voit le travail, la technique, des acteurs qui jouent, c’est comme si on avait laissé le prix sur le cadeau. C’est moins bien.
« Un film, c’est un cadeau qu’on fait au spectateur. Si on voit le travail, la technique, des acteurs qui jouent, c’est comme si on avait laissé le prix sur le cadeau. »
LMDC : C’est le même principe pour un athlète finalement. Il faut répéter le geste jusqu’à l’oublier.
PL : Exactement. Et en fait, l’athlète en question se dédouble. C’est plus lui qui lance le javelot, mais une autre part de lui-même. C’était aussi ce que je leur demandais. C’était un peu intellectuel donc je voulais pas trop les emmerder avec ça, mais je leur disais: ne venez pas jouer, amenez la part documentaire de vous-même. Si vous voulez on change les prénoms, Nora et Léo on peut faire en sorte qu’ils s’appellent Sabrina et Teïlo. Mais je trouve ça con, parce que c’est pas vous. Je veux que ça soit à vous que ça arrive tout ça. Et franchement c’est ma grande fierté d’avoir trouvé ces deux-là.
Elle est incroyable. Lui avait déjà un peu de métier, et il a un naturel incassable. Par contre là où il a eu du mal c’est dans les scènes où il fallait perdre pied, il a tellement de naturel qu’il ne savait pas faire, il a fallu que je l’y amène. Mais elle c’est un diamant brut. Il fallait qu’elle apprenne tout.
LMDC : En même temps c’est cohérent avec les personnages. Léo n’est pas à l’aise avec le fait de perdre pied parce qu’il n’en a pas l’habitude. Nora vivant sous une chape de plomb beaucoup plus forte, sait davantage comme se comporter sous la contrainte.
PL : Exact… J’aime beaucoup cette vision du film.
LMDC : J’ai eu l’impression que c’est un film pour la jeunesse, sur la jeunesse mais avec un message destiné aux générations antérieures : pourquoi les enfants doivent-ils vivre en étant tributaires des problèmes de leur parents ?
PL : Bien sûr. C’est évidemment une adaptation contemporaine de Roméo et Juliette, mais dans la pièce de Shakespeare on ne sait pas pourquoi ils ne s’entendent pas. C’est un truc comme ça, on n’en dit pas plus. Moi ça ne me convenait pas : personne n’avait encore expliqué la haine des deux familles, qui venait d’une différence de classes sociales. (note: dans le film le personnage de Léo vient d’une famille aisée, tandis que Nora vit en banlieue). Et un déterminisme qui pousse chacun à rester à sa place, comme c’est souvent le cas dans la vie. Par exemple chez ceux qui ont les moyens, on défend à ses enfants de fréquenter ceux qui n’en ont pas, comme si la précarité était contagieuse. C’est bizarre non ? Par contre chez les plus modestes on s’accroche à son honneur, au poids des traditions comme le père de Nora, car la dignité est la seule chose qui ne se vend pas.
LMDC : C’est finalement ce que disait Jean Renoir, tout le monde a ses raisons.
PL : Voilà. Tout le monde a ses raisons qui lui semble bonnes C’est la machine sociale qui écrase ceux qui passent du mauvais côté. Et sans distinctions : ça arrive autant à Tarek (le frère de Nora) qu’au père de Théo.