Pendant sept années, la cinéaste sud-coréenne Yang Juyeon a patiemment façonné My Missing Aunt, un documentaire aussi intime que politique. Le film s’inscrit dans une démarche de mémoire. Il s’agit pour la réalisatrice de remonter à la surface l’existence effacée de sa tante, Jiyoung, disparue par suicide il y a plus de quarante ans, et de comprendre les mécanismes du silence familial qui ont entouré sa mort.
Ce long processus d’enquête et de création s’impose comme un acte contre l’oubli, mais aussi comme une tentative de réconciliation entre les générations.
De cette quête intime naît peu à peu une portée collective. L’entreprise de Yang Juyeon ne se réduit pas à un deuil personnel : elle résonne comme une réflexion sur la place des femmes dans la société coréenne, sur ces voix féminines souvent reléguées à la marge, tues au nom d’une harmonie familiale ou sociale. Le film se tisse d’entretiens, de vieilles photographies, de documents retrouvés, mais aussi des confessions du père de la réalisatrice, qui admet avoir été favorisé dans son enfance par un père conservateur, au détriment de sa sœur aînée. Cette parole tardive, bouleversante, met à nu la persistance d’un patriarcat structurel où la hiérarchie des sexes continue de modeler les existences et de justifier l’invisibilisation des femmes.
Ainsi, le souvenir de Jiyoung devient le point d’ancrage d’un propos plus vaste. Yang Juyeon, connue pour son engagement en faveur des droits des femmes en Corée du Sud, inscrit ici sa démarche dans une perspective féministe affirmée. En évoquant le féminicide dont les femmes sont victimes, elle dépasse la sphère familiale pour dresser le constat d’une société où la violence faite aux femmes demeure trop souvent occultée, où les récits féminins s’effacent dans le silence collectif aussi sûrement que dans les albums de famille.
C’est pourtant dans la forme que le film trouve sa respiration la plus singulière. L’usage subtil et poétique de l’animation ouvre une brèche dans la matière du réel. Ces séquences suspendues, aux contours tremblés, réinventent la présence de Jiyoung. À travers elles, la réalisatrice fait de la mémoire un territoire mouvant, un rêve éveillé où le passé semble s’éclairer depuis l’intérieur.
Renaître de l’oubli
Ces apartés, où la réalisatrice semble se recueillir, permettent alors au film de s’alléger. Les dessins de Yang Hong-ji flottent comme des poussières de lumière dans la pénombre des archives. Jiyoung renaît en silhouette d’encre et de vent. Sa voix retrouvée glisse entre les images, comme si la mémoire, fatiguée du silence, décidait enfin de parler à travers le trait. L’animation devient alors langage de l’indicible, pont entre les vivants et les disparus, là où la parole seule ne suffit plus. Cette dimension onirique confère au film une douceur inattendue, une manière de respirer au milieu du poids du réel.
Car My Missing Aunt, par sa gravité même, peut parfois se révéler pesant. Yang Juyeon veut comprendre, réparer, témoigner – tout à la fois. Et cette ambition, si nécessaire aujourd’hui, tend parfois à alourdir le récit, à resserrer son souffle autour de la douleur. Le film ne laisse guère d’espace au silence contemplatif, à la simple dérive émotionnelle. C’est peut-être là sa limite : un excès de lucidité, de conscience politique, qui empêche parfois l’émotion brute d’affleurer.
Mais cette intensité même est aussi sa force. My Missing Aunt demeure avant tout une œuvre de transmission : un film-mémoire où la douleur devient résistance. En cherchant à comprendre les raisons du mutisme familial, Yang Juyeon interroge la culpabilité, la filiation, et la possibilité de réconcilier les vivants avec leurs morts.
Dans la lueur tremblée de ses images animées, une vérité s’ébauche : « raconter Jiyoung, c’est lui rendre la voix qu’on lui a refusée ». Et raconter les femmes effacées, en Corée du Sud comme ailleurs (Black Box Diaries), c’est toujours résister à la honte, au silence et à la disparition.
Ce film est présenté en section Portrait au FFCP 2025.
My Missing Aunt : bande-annonce
My Missing Aunt : fiche technique
Titre original : 양양
Réalisation : Yang Juyeon
Photographie : Park Swan, Ko Duhyun
Montage : Lee Jinju, Veronica SCOTTI, Lee Yeonjung
Musique : Lee Minhwi
Animation : Yang Hongji
Producteurs : Ko Duhyun, Kang Sarah
Pays de production : Corée du Sud
Durée : 1h19
Genre : Documentaire





