Demolition, un film de Jean-Marc Vallée : Critique

En 2005 avec C.R.A.Z.Y, le relativement jeune réalisateur canadien a acquis une notoriété à l’internationale et propulsé un certain Marc-André Gondrin sur le devant de la scène. Si la presse américaine (et pas seulement) semble avoir craché sur Café de Flore sept ans après, les producteurs quant à eux ont eu le flair juste.

Synopsis : Banquier d’affaires ayant brillamment réussi, Davis a perdu le goût de vivre depuis que sa femme est décédée dans un tragique accident de voiture. Malgré son beau-père qui le pousse à se ressaisir, il sombre de plus en plus. Un jour, il envoie une lettre de réclamation à une société de distributeurs automatiques, puis lui adresse d’autres courriers où il livre des souvenirs personnels. Jusqu’au moment où sa correspondance attire l’attention de Karen, la responsable du service clients. Peu à peu, une relation se noue entre eux. Entre Karen et son fils de 15 ans, Davis se reconstruit, commençant d’abord par faire table rase de sa vie passée …

En lui permettant de réaliser Dallas Buyers Club, ils lui ont assuré, ainsi qu’à ses deux interprètes principaux, Matthew McConaughey et Jared Leto, un ticket gagnant aux plus prestigieuses cérémonies de remise des prix… Le rêve ne fait que commencer, car l’année prochaine, le très remarqué Wild (pendant féminin d’Into The Wild si l’on reprend la critique, ce qui est assez juste) offre un des plus beaux rôles à Reese Witherspoon. Comment les portes pourraient-elles se refermer sur un réalisateur dont le talent n’est plus à contredire? Avec Demolition, il nous propose une autre quête identitaire, un autre surpassement de soi en balayant d’un revers de main habile le monde des finances, totale abstraction, et les préjugés que nous avons de et sur nous-mêmes. A la fois thérapeutique, divertissant et très intelligent, le 12ème long métrage de Jean-Marc Vallée débute sur le deuil de l’être aimé pour esquisser une satire délicate de la voie toute tracée. Décryptage.

Déconstruire pour mieux reconstruire

L’image est quasi d’Épinal : un gendre qui semble avoir tiré un trait sur ses échecs précédents en ayant réussi grâce à beau-papa PDG. Mais la facilité de se le représenter nous atteint à chaque recoin et particulièrement ceux de Davis Mitchell incarné par Jake Gyllenhaal qui, après Enemy et Night Call, revient à un personnage « torturé ». Sa femme décède des suites d’un accident routier et pourtant il est le seul à ne pas pleurer. Comment réagir face à ce qui sonne comme une perte, mais qui apparemment n’en est pas ? Il faut comprendre le chemin de vie de ce trentenaire qui prend soin de lui comme l’exigerait une publicité de fitness. Subtilement, la réminiscence s’accorde avec la mise en scène équilibrée et sans défaut. L’ellipse est légère et l’humour méticuleusement entrelacé. Le choc appelle certainement l’absurde et c’est ainsi que Davis, n’obtenant pas ses M&M’s restés coincés dans le distributeur en libre-service, décide d’écrire à l’entreprise privée pour lui expliquer la situation, sa situation. La responsable du service client, Karen Moreno, joué tout en discrétion par Naomi Watts, s’éprend de son histoire et les deux font tout pour se voir.

Entre le ballottement pincé de Monsieur Hulot et la fougue expansive d’un Belmondo chez Godard ou d’un Léaud chez Truffaud, le jeune trader se découvre une nouvelle obsession pour la décomposition des appareils électriques et ménagers. En commençant par une porte qui grince aux toilettes des bureaux, il finit par démonter le frigo fuyant. Comment Davis et Karen pourraient-ils éprouver le moindre désir l’un pour l’autre, puisque l’un réapprend à être et l’autre parachève une relation déséquilibrée tout en rééquilibrant l’éducation de son fils. Le jeune Chris Moreno se cherche, il porte du verni noir et un foulard léopard. Est-ce normal s’il s’imagine la bite d’un camarade dans sa bouche ? Est-ce normal de détruire au bulldozer sa maison de très haut standing ? Aucun jugement de valeur n’est porté et Jean-Marc Vallée dirige ses acteurs avec la plus grande des tendresses tout en se moquant du milieu des finances, totalement abstrait et automatisé. La quête du véritable bonheur n’est pas originale en ce qu’elle se porte sur les mêmes entités. Hermétisme vs Simplicité ou comment le pouvoir des hauts dirigeant dont les codes ne parlent aucunement au plus commun des mortels est redistribué au sein des « petites gens ». Sans son costume tiré, Davis n’est plus reconnaissable par le vigile. Mais qui détient vraisemblablement le meilleur jeu ? Celui qui croit à la quinte par l’élégance de son costume, véritable déguisement. Ou l’autre qui, sans le savoir obtient une flush royale ? Les clichés du jeu du chat et de la souris amoureux sur la plage, ainsi que du carrousel flamboyant sont presque éculés, mais le reproche n’a pas lieu d’être, puisque la relation n’est jamais entamée et le bon sentiment sensé. Comment pourrait-on se permettre l’allusion à A la merveille de Malick sur le simple « triangle amoureux » composé du souvenir de la brune Julia (Heather Lind) et de la blonde Karen ?! Je vous vois rire jaune et le rapprochement n’est pas si élucubrant. Si la confusion peut également encore se produire, avec un certain Denis Villeneuve, autre canadien dont la carrière outre fleuve St-Laurent est triomphale, au-delà de son interprète, c’est peut-être parce que l’on peut noter quelques similitudes photographiques, telle qu’une fluidité sensationnelle picturale tant par le chef opérateur que par l’étalonneur qui accomplissent avec ces deux cinéastes canadiens un travail remarquable.

La douleur contre l’ennui (ça sonne comme les paroles d’une chanson de Fauve), faire table rase implique la démolition. Et si l’on appose les paroles de « Blizzard » du collectif artistique parisien, le sujet n’en est que plus évident. Le souvenir de celui n’arrivait jamais à dépasser au sprint ses camarades. Qu’il est triste, ce destin qui crie au changement, comme par un coup de pied au fessier ! Aveuglé par la facilité, le conformisme. Plus qu’un appel aux armes, aux pioches, aux consciences, Jean-Marc Vallée dessine subrepticement (qu’il est plus facile de l’écrire que de le dire, je vous mets au défi de le prononcer sans écorcher?) les contours urbains d’une fable moderne indie folk pop où le clin d’œil à l’hexagone est discret. « La Bohème » de Charles Aznavour vient habiter les côtés de Coney Island et la voix suave de Lou Douillon, bercer les coups de marteau masse. Les influences françaises sont donc certaines pour ce réalisateur naturalisé américain. Si l’on pense à Angus et Julia Stone pourtant absents, c’est grâce à Sufjan Stevens et son irrésistible « To Be Alone With You« . Le garage rock ne manque pas de compléter l’entrain par une dose supplémentaire d’ensoleillement. Tout semble diverger vers une chanson que Karen a lancée dans le juke-box et que Davis écoute par la suite en boucle. « Crazy On You » de Heart, duo féminin célèbre des années 70/80, marque l’idée d’une course effrénée vers un avenir plus radieux. Allègrement nostalgique, « When I Was Young » d’Eric Burdon et The Animals vient compléter l’adaptation des thèmes film de la désillusion avec le présent, et le désir de la re-connexion avec la jeunesse. Comment expliquer autrement le comportement de Davis et Karen lorsqu’ils se retrouvent, à construire une forteresse avec des draps sur des canapés, ou l’importance du personnage adolescent Chris, coincé entre deux représentations, Curt Cobain et Prince. Il y a de ces chansons qui invoquent à leur simple riff de guitare, le voyage vers le soleil, « Sweet Home Alabama » de Lynyrd Skynyrd (même si la tolérance n’était pas le propre du groupe américain, ceci est un autre débat) ou « Island In The Sun » de Weezer… Aucune de ces 4 dernières figures musicales n’apparaît explicitement, mais le film suffit, à lui seul, à évoquer ce même désir de dépaysement. En ouvrant avec My Morning Jacket, groupe de psychedelic/roots rock qui s’est formé en 98, aux intonations vibrantes presque électro pour se conclure sur Half Moon Run, quator indie créée en 2010, Demolition confirme le proverbe arabe suivant « Ce qui est passé a fui ; ce que tu espères est absent ; mais le présent est à toi. » La définition du deuil.

Simple et efficace, aérienne et pédestre à la fois, la ballade existentielle que nous propose Jean-Marc Vallée s’accompagne, comme nécessairement, d’un regard tendre sur l’orientation sexuelle, sur la découverte de soi, ses possibilités. La marche, en canard chaplinesque pour ne citer qu’une référence théorique, évoque déjà l’apprentissage de l’équilibre chez l’enfant et avancer à pied participe à l’évolution. Pour tourner la page, certains éprouvent la nécessité de la déchirer. Attendez-vous à ressentir un gros pincement au cœur lorsque tout ce beau mobilier est réduit en morceaux, en particulier cette commode baroque en marbre. Mais pour se rassurer naïvement, on peut toujours se répéter que « rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme ». Si l’on doit cette maxime au chimiste Lavoisier, elle n’en reste pas moins résonnante en filigrane dans l’œuvre de Jean-Marc Vallée qui peint toujours avec beaucoup d’amour des caractères rebelles atypiques, des héros modernes, des portraits de nous-même. Contre l’ordre établi des biens pensants, Vanessa Paradis en mère qui lutte pour la reconnaissance de sa fille trisomique, Matthew McConaughey en séropositif macho qui lutte pour l’accès au traitement et Reese Witherspoon en féministe égocentrique qui lutte pour sa propre survie, Jake Gyllenhaal est à présent le veuf en quête de solitude qui se bat contre l’intime impasse des facilités existentielles. Quelle sera la prochaine star figure d’héroïne ?

Demolition : Bande Annonce

Demolition : Fiche Technique

Réalisation : Jean-Marc Valléeaffiche-demolition
Scénario : Jean-Marc Vallée et Bryan Sipe
Interprétation : Jake Gyllenhaal (Davis Mitchell), Naomi Watts (Karen Moreno), Chris Cooper (Phil), Judah Lewis (Chris Moreno), Polly Draper (Margot), Brendan Dooling (Todd Koehler)…
Image : Yves Bélanger
Montage : Jay M. Glen
Décors : John Paino
Producteur(s): Lianne Halfon, Russ Smith, Molly Smith, Trent Luckinbill, Sidney Kimmel, Jean-Marc Vallée
Production: Mr. Mudd, Black Label Media, Sidney Kimmel Entertainment
Distributeur : Twentieth Century Fox France
Durée : 101 minutes
Genre : Comédie dramatique
Date de sortie : 6 avril 2016

Etats-Unis – 2016

Demolition : Soundtracks

1. Touch Me I’m Going To Scream (Pt. 2) – My Morning Jacket
2. To Be Alone With You – Sufjan Stevens
3. Crazy On You – Heart
4. When I Was Young – Eric Burdon & The Animals
5. Bruises – Dusted
6. It’s All Over Now, Baby Blue – The Chocolate Watchband
7. La Bohème – Charles Aznavour
8. Where To Start – Lou Doillon
9. Mr. Big (Live at Sunderland/1970) – Free
10. Sweaty Fingers – Cave
11. Watch The Show – M. Ward
12. Nocturne In E Flat Major, Op.9, No.2 (Abridged) (Bonus Track) – Henry Tozer
13. La Bohème (Bonus Track) – David Campbell
14. Property Lines – Dusted
15. Warmest Regards (Extended Version) – Half Moon Run