Le cinéma c’est sympa, même quand le film est orienté voire « choquant ». Parce que l’art ne fait pas la part des choses entre amour et haine, il nous offre certains de ses enfants qui peuvent certes ne pas être très beaux au demeurant, mais qui recèlent en réalité des qualités incroyables. Il faut voir de tout pour comprendre, car sans curiosité c’est tout de suite moins marrant.
Attention : cet article contient des spoilers. Ça serait dommage quand même.
I’m Cuba, and Vengeance.
Soy Cuba est un film de 1964 que j’ai découvert en m’intéressant plus en profondeur à la filmographie de Mikhaïl Kalatozov, après avoir vu son excellent Quand passent les cigognes. Ce qui m’avait interpellé, c’était l’aisance de la mise en scène, avec des mouvements de caméra absolument sublimes et une façon très élégante de filmer l’environnement et plus particulièrement la nature, la rendant vivante et authentique. A la mise en scène s’ajoute la photographie de Sergueï Ouroussevski, déjà présent sur Quand passent sur les cigognes, et qui rend le noir et blanc de Kalatozov vivant voire même étouffant de chaleur, Ouroussevski réussissant à faire transparaître la chaleur du climat cubain par une très forte luminosité.
J’étais donc impatient de voir Soy Cuba, non seulement du fait de mes attentes liées à Quand passent les cigognes mais aussi en raison de son format de film choral que j’apprécie beaucoup, nous présentant quatre histoires plus ou moins liées durant la révolution cubaine.
Mais Soy Cuba c’est avant tout une intro ; et quelle intro. Une nouvelle fois, Kalatozov réussit un exploit technique, d’abord en nous montrant le Cuba qui vit au niveau du sol près de l’eau et de la jungle ; le peuple pauvre et victime des inégalités du régime ; puis en nous immisçant dans une fête par le biais d’un long plan séquence qui se termine dans une piscine et qui permet de faire transition avec la suite du récit. Cela peut paraître bête, mais ce simple mouvement de caméra vers le bas, nous permettant de voir différents niveaux d’un bâtiment dans un même plan, m’a paru époustouflant. Le cadre est posé, le thème du film sera évidemment sur une révolution sociale.
Une crise à plusieurs niveaux
Les différents récits qui s’en suivent présentent les différentes facettes d’une crise menant inévitablement à une révolution ; il y a tout d’abord la rencontre de touristes américains avec des prostituées, dont l’un veut absolument voir où vit celle qu’il a choisie. Cette décision permet de faire le parallèle entre le luxe du club où se pavanent les touristes occidentaux et la pauvreté extrême de la population cubaine.
Nous nous retrouvons par la suite à suivre un producteur de cannes à sucre travaillant avec ses enfants. Ce dernier apprend rapidement que les terres qu’ils exploitent viennent d’être vendues par leur propriétaire à une entreprise américaine, le laissant démuni et sans moyen de subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. La mise en scène retranscrit parfaitement la frénésie d’un homme en crise, avec notamment une superbe séquence durant laquelle la caméra accompagne le sabre à canne du paysan face au Soleil brûlant, retranscrivant ainsi parfaitement la furie de l’instant. Cette partie se termine par un immense incendie, symbole d’un régime mettant à mal ses travailleurs et leurs proches au profit de l’opportuniste américain.
Les Américains toujours, que l’on retrouve au début de la troisième partie en train de poursuivre une femme avant que cette dernière ne soit secourue par un jeune étudiant. Car si les Américains peuvent s’acheter les corps et les terres des Cubains, il s’agit ici désormais de voir la réponse de la jeunesse. Cette partie offre, de mon point de vue, les plus belles images du film, avec comme cadre la révolution étudiante et l’horrible répression policière.
Elle me permet aussi d’affirmer que la nature n’a jamais été aussi belle que chez Kalatozov, cela notamment grâce à son utilisation des grands angles, comme lorsque l’étudiant chargé d’assassiner Batista échoue et se voit contraint de fuir, se retrouvant alors devant l’océan ; la caméra s’éloigne, comme si elle offrait un immense bol d’air à son personnage, après un moment très éprouvant psychologiquement. Nous pourrions aussi parler de cette chute d’un balcon , au ralenti , accompagnée d’une tornade de tracts anti-gouvernementaux, comme les plumes accompagnant la chute d’un ange.
Puis vient la dernière partie ; si la séquence précédente amorçait la contre-offensive de la jeunesse, il s’agit désormais de voir la réponse plus globale du peuple, combattant uni dans la jungle. Si la réalisation et la photographie sont toujours aussi irréprochables, il s’agit bien de la partie la plus propagandiste, montrant le parcours d’un homme ayant perdu son enfant et décidant désormais de rejoindre les rangs pour combattre et être libre. C’est surtout le dernier plan qui ressemble à un spot militaire auquel aurait pu s’ajouter la phrase « Engagez-vous ! ».
Un contexte particulier
Il est impossible de traiter de Soy Cuba sans aborder son contexte. Nous sommes deux ans après la crises des missiles qui a « légèrement » tendu les relations entre l’Occident et le bloc soviétique. Le film a donc été logiquement interdit aux États-Unis et tomba dans l’oubli avant un retour en force par le biais des festivals durant les années 90, permettant sa (re)découverte. Aujourd’hui, sa réputation n’est plus à faire et le film est reconnu mondialement comme un chef d’œuvre.
La révolution cubaine : de l’art et du cochon américain
Ainsi, les trois premières histoires fondent une critique de « l’impérialisme » américain ; les américains sont intrusifs, ils exproprient les honnêtes travailleurs et risquent même de violer si l’on ne les en empêche pas. La dernière histoire se veut donc être une conclusion sur le comportement à adopter, avec un véritable appel marxiste voire spartakiste à passer à l’action pour ce qui est juste. Le film ne se veut pas offrir une interrogation sur les enjeux et le point de vue que nous aurions à adopter, il est manichéen et orienté, offrant à ses héros du peuple des destins de « martyrs pour la cause » au travers de plans plus sublimes les uns que les autres. Et alors ? Ne pourrions-nous pas aimer quelque chose d’artistiquement très abouti en raison d’une certaine idéologie ?
Il est vrai que j’ai choisi un film soviétique pour illustrer mon propos, ce qui paraît bien plus acceptable que si j’avais choisi un film nazi ou un autre ouvertement raciste et/ou oppressif. Il est pourtant globalement reconnu à des films comme Le triomphe de la volonté ou La naissance d’une nation la qualité de chef-d’œuvre.
L’art pourrait dès lors, être perçu dans ce qui peut sembler le plus dérangeant, le moins politiquement correct ou le plus marqué par des mœurs ayant fortement évolué depuis, comme Le chanteur de jazz, un film de 1927 comportant un « Blackface », dans un contexte ne semblant pas prêter au racisme à l’époque mais qui nous parait désormais offensant. Le cas de Céline en littérature est similaire bien que plus extrême, son talent étant reconnu autant que sa haine des juifs, ce dernier se déclarant lui-même « ami d’Hitler ». Une nouvelle fois, le traitement d’œuvres soviétiques à portée politique reste logiquement moins choquant, il me semblait néanmoins important de souligner, par le biais de l’analyse d’un de mes films préférés, l’aspect artistique parfois même primordial de certains films pourtant détonants avec le recul dont nous disposons aujourd’hui.
Mais si l’on peut dissocier l’apport artistique d’une œuvre de son bagage propagandiste, peut-on de la même façon dissocier l’artiste de l’individu ? Un nouvel article serait nécessaire afin de répondre à cette question.
Bande-annonce :
Soy Cuba – fiche technique :
Réalisation : Mikhaïl Kalatozov
Photographie : Sergueï Ouroussevski
Scénario : Evgueni Evtouchenko
Casting : Sergio Corrieri, Luz Maria Collazo, Jean Bouise, Raul Garcia, José Gallardo.
Pays d’origine : URSS, Cuba
Durée : 143 minutes
Date de sortie : 2 novembre 1964 en URSS (16 juillet 2003 en France)