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Sorcerer : une fin tragique

Devenu chef-d’œuvre inconnu du grand public mais trésor de cinéphile à revoir et à interpréter à l’infini, Sorcerer, Le convoi de la peur en français est l’histoire d’un destin impitoyable – à l’écran et hors-écran.

Sorti une semaine avant Star Wars – Episode IV, le film qui devait continuer la carrière fulgurante du réalisateur de L’Exorciste fut boudé par le public et incompris par la critique. Avec La Porte du Paradis (M. Cimino) dont le vacarme de la chute fut néanmoins plus cuisant et tonitruant au point de couler un studio, Sorcerer reste un de ces films qu’il aura fallu apprendre à apprivoiser mais qui constitue pourtant une œuvre fulgurante autant qu’une leçon macabre de mise en scène.

C’est l’histoire de quatre personnages, quatre trajectoires appelées dans un monde sans malice à ne jamais se rencontrer. Compromis, Kassem, un terroriste arabe, abandonne précipitamment Jérusalem pour échapper à la police. Victor Manzon, un banquier parisien, fuit un scandale financier dont il est l’auteur. Mêlé au meurtre d’un prêtre, frère d’un membre influent de la Mafia, Scanlon est contraint de quitter les Etats-Unis pour éviter la vendetta.. Sans le savoir, tous trois se retrouvent après leurs déboires funestes dans un coin perdu d’Amérique latine, à travailler sous des noms d’emprunt pour une compagnie pétrolière, bientôt rejoints par Nilo, un mystérieux assassin.

Mort et enterré.

Friedkin a déclaré « j’ai longtemps cru Sorcerer mort et enterré » et c’est en effet sur son cadavre que doivent se recueillir les nostalgiques de cet âge d’or que fut le « Nouvel Hollywood » pour le cinéma américain. Qu’est ce que le Nouvel Hollywood ? De jeunes cinéastes aventureux, pétris de cinéphilie et avides de création repoussant les limites de l’esthétique cinématographique, se sont vus accorder une liberté inouïe pour l’époque par ceux-là mêmes qui les brimèrent auparavant. Le box office américain et les concerts de louanges critiques firent alors se réunir dans les mêmes salles les simples consommateurs désireux d’un divertissement bon marché, mais aussi les spectateurs exigeants et artsy en quête de frisson intellectuel et esthétique. Ils purent ainsi contempler ensemble Le Parrain, Dirty Harry, ou encore La Horde Sauvage. De cette époque enchantée, Sorcerer fut sans doute le chant du cygne si ce n’est l’oraison funèbre, dont l’élégance et la maîtrise furent aussi fulgurants qu’oubliées jusqu’à ressusciter en tant que spectre uniquement visible par les cinéphiles nostalgiques.

Encore un film délaissé par le grand public donc ? A l’inverse de l’autre échec du Nouvel Hollywood, La Porte du Paradis, il ne s’agit pourtant pas d’un film difficile d’accès. Mais a contrario d’un autre film de jungle aussi démesuré et extravagant pour l’époque, Apocalypse Now, le chef d’œuvre bien connu de Coppola, il ne sut sans doute pas capturer le désir secret d’une époque, à savoir le besoin désespéré d’optimisme et de renaissance des bons sentiments après les grises mines d’un The Deer Hunter ou même les angoisses mélancoliques d’un Travis Bickle dans Taxi Driver. Bref, à ce moment là, on n’en pouvait plus de s’apitoyer sur les traumas existentiels d’une Amérique dont le rêve semblait à la traîne de la réalité et de l’Histoire, il fallait sourire un peu et et ce fut évidemment (d’une évidence toute rétrospective) impossible dans l’ambiance de Sorcerer.

Ambiance macabre.

Après le succès époustouflant et inattendu de l’Exorciste, qui resta pendant longtemps le film le plus rentable du cinéma américain, dont le tableau des honneurs fut complété par un oscar et l’accueil très enthousiaste de la critique, Friedkin fut devenu presque un dieu à Hollywood ; les studios auraient approuvé n’importe lequel de ses projets pourvu qu’il s’y mette sérieusement et quand bien même celui-ci fut farfelu ou difficilement vendable. Peu importe, la gloire économique et critique passée faisait foi d’un succès futur. Le destin en décida autrement. Si l’on peut disserter à l’infini sur les raisons profondes de ce naufrage et de la fin du Nouvel Hollywood, qu’il s’agisse du regard des spectateurs, comme de la sortie concomitante du premier Star Wars, Friedkin révéla dans son autobiographie que le titre y était sans doute pour beaucoup : Sorcerer. Dans la tête du public sans doute, le film suivant du réalisateur de l’Exorciste, après un tel coup de maître, ne put qu’être tout aussi fantastique, qui plus en étant nommé « Sorcerer ». Il ne s’agissait en fait selon lui que d’une référence à un album de Miles Davis qu’il appréciait particulièrement à ce moment là. Pichenette du destin ou incompétence marketing pour une fois décisive du réalisateur sur fond d’indifférence des studios ? Quoi qu’il en soit, à première vue, le film n’a en effet rien d’un exorcisme.

Les quatre protagonistes après une introduction assez longue se retrouvent par hasard en pleine jungle amazonienne, au plus profond d’une dictature bananière travaillée par la corruption et tiraillée entre l’indigénisme latent et le technicisme moderne dont l’horrible compagnie pétrolière est le symbole patent. Un puits de pétrole très rentable s’est enflammée et le seul moyen d’y remédier est de l’éteindre à l’aide de la déflagration d’une explosion, qui ne peut être causée que par une nitroglycérine rendue hautement instable – et donc transportable – par les années. Forcés de déployer des efforts surhumains pour convoyer cet engin mortel au plus profond de la jungle, quitte à y rester et à laisser sur le bord de la route tout un village dépendant du l’activité générée par le puits, les anti-héros se débattent pour s’échapper de ce trou, en vain.

Friedkin adorait G. Clouzot mais il faut dire qu’il s’agit d’un authentique remake puisque la première partie du film ne fait même pas référence à l’original. Ces anti-héros sont en effet tous coupables et c’est que l’on apprend dans la première moitié de l’œuvre qui flirte déjà avec la mort en nous racontant leur histoire respective bizarre et déjà quasi magique qui les a conduits à se retrouver en si fâcheuse posture. L’un est un terroriste raté, un autre joue un assassin étrange et mystérieux, un autre un braqueur qui ne s’est pas aperçu de sa victime revancharde et puissante, la mafia, et enfin le dernier est un grand bourgeois du XVIe arrondissement (magnifiquement interprété par Bruno Krémer) de Paris qui a joué avec les cordons de la bourse, avant qu’ils ne se resserrent sur sa gorge. Bref, le film commence par quatre trajectoires parallèles que seul le destin rassemble pour finalement les torturer dans le même endroit reculé et infernal dont on devine vite qu’il n’y a pas d’issue. C’est une esthétique du tragique qui se dégage d’abord à l’écran dans la mesure où une fois passée la compréhension diffuse de la fin qui attend ces personnages, on se délecte de leur sort et de leur vaine tentative d’y échapper. Et ce qui rend cette esthétique crédible, c’est un autre tour de magie filmique qui la met en scène dans une veine réaliste.

Un film réaliste.

S’il faut insister sur l’atmosphère lourde, noire, saturée de mort et d’angoisse de ces quatre trajectoires loin s’en faut pourtant, soulignons le encore, d’assister à un spectacle d’épouvante. Ce qui frappe à chaque scène de Sorcerer c’est en effet le réalisme pointilleux dont fait preuve chaque plan et chaque cadrage et qui ne peut être l’œuvre que d’un réalisateur versé dans l’art du documentaire comme Friedkin. Qu’il s’agisse du XVIe arrondissement parisien, du New-York populaire, de la Jérusalem meurtrie par le terrorisme, ou de la dictature sud-américaine, en quelques plans bien choisis, on s’y croirait et on a compris. Quand bien même la mise en place peut paraître longue, elle distille avec une finesse merveilleuse ce qu’il faut d’information pour que l’intrigue ne le cède jamais à l’ambiance. Ainsi la belle femme de Manzon en quelques lignes de dialogue est présentée comme douce, aimante et attentionnée puis trouve le temps de raconter l’histoire de ce général colonial sur laquelle elle écrit et qui s’émerveille à la simplicité de la mort qu’il peut déclencher d’un geste – annonce de toute une fatalité. Le personnage joué par F. Rabal est lui un tueur, on le voit à l’écran mais on n’en saura pas davantage.

N’est ce pourtant là qu’un talent de mise en scène ? La scène de réparation des camions nécessaires au convoi révèle avec brio la destination esthétique d’un tel réalisme ; en quelques plans tous aussi précis et méticuleux les quatre hommes qui se sont improvisés mécaniciens parviennent à faire d’une vieille carcasse un camion puissant et en état de marche. Bien plus, le camion semble s’être érigé tout seul, par une puissance quasi mystique que son garde-boue en forme de bouche édentée confirme. La mise en scène parle encore : une note stridente vient appuyer chaque rai de lumière que ses phares projettent successivement, comme si c’était l’âme d’un diable qui revenait peu à peu posséder la machine (du reste, la silhouette de Pazuzu apparaît sur le capot).

C’est le talent de Friedkin de superposer au réalisme le plus consciencieux une bouffée d’inquiétante étrangeté, d’autant plus glaçante qu’elle paraît à son aise dans ce qui ne semble pas pouvoir l’accueillir. Et effectivement, c’est bien ce sentiment décrit par Freud, Das Unheimlich, qu’on peut traduire par l’idée d’être mal à l’aise comme si on n’était pas chez soi, d’être rendu étranger à soi ou à son chez-soi qu’on retrouve ici de part en part de cette œuvre. Cette tentative absolument perdue dès le départ de maîtriser le cours de leur existence vient se fracasser sur le destin – ainsi le dernier plan sur un Scanlon dansant dans le boui-boui du village qui semble avoir compris et donc renoncé – mais est rehaussée par l’absolue maîtrise du cadre, du montage et de la mise-en-scène qui ne lâche jamais son sujet ni ses acteurs. S’il faut revoir Sorcerer c’est donc sans doute pour assister à cet exorcisme étrange qui consiste à tirer d’une histoire sombre mais réaliste d’aussi bizarres sentiments esthétiques.

Bande-annonce : Sorcerer, Le convoi de la peur

Fiche Technique : Sorcerer

Année : 1977
Durée : 2 h 01 min
Date de sortie (pays d’origine) : 24 juin 1977
Producteurs : William Friedkin, Bud Smith.
Date de sortie (France) : 15 novembre 1978
Scénariste : Walton Green.
Musique : The Goblins.
Budget : 22 millions de dollars.