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Runaway train d’Andrei Konchalovsky (1985), Le train ne sifflera jamais

Quand un monstre sacré du cinéma japonais rédige un scénario qui attend vingt ans avant d’être réalisé par le cinéaste russe le plus côté du moment et produit par la compagnie de série B par excellence, on peut penser que cela va donner un résultat surprenant, voire bancal. Runaway train est pourtant un excellent film dramatique et profond qui en résulte et donne une toute autre vision du cinéma hollywoodien des années 1980. Il mérite largement d’être (re)découvert.

Une origine lointaine et originale

 Il y a des films dont l’origine est pour le moins surprenante, surtout quand on connait la genèse de leur conception et, plus encore, la société de production qui leur a permis de voir le jour. Prenez la Cannon, compagnie de production et distribution de films rachetée en 1979 par Menahem Golan et Yoram Globus, les gogoboys israéliens des années 1980 qui devinrent vite les empereurs du cinéma d’action de série B. Essentiellement connus pour la production des films de guerre et d’action mettant en vedette Chuck Norris (les sagas Portés disparus et Delta Force), des polars urbains violents mettant en vedette Charles Bronson (les suites du Justicier dans la ville) ou encore les films de ninja avec Mickael Dudikoff, ils sont a priori cantonnés au domaine du cinéma bis, voire du nanar pur et dur (les deux Hercule avec Lou Ferrigno). C’est oublier que les deux nababs, très ambitieux, souhaitaient jouer sur tous les tableaux, y compris sur celui des films d’auteurs prestigieux. C’est ainsi qu’ils acceptèrent les projets refusés par les autres studios et laissèrent toute liberté artistique à des réalisateurs de renom comme Franco Zeffirelli, Robert Altman, Barbet Schroeder ou, en l’occurrence, le Russe Andrei Konchalovsky. Chose assez étonnante pour des producteurs réputés pour leur sens de l’opportunisme commercial, le duo s’imposait de laisser toute liberté artistique aux réalisateurs qu’ils soutenaient, ce qui était souvent apprécié (voir le témoignage de Franco Zeffirelli à ce sujet).

La genèse du film vient de loin, plus précisément du Japon, le script ayant été imaginé et écrit par non moins que le monstre sacré Akira Kurosawa. Inspiré par un article du magazine Life, il rédige l’histoire de deux détenus évadés embarquant sur un train privé de conducteur. Le réalisateur parvient à contacter Joseph E Levine de la compagnie Embassy Pictures pour une coproduction américano-japonaise qui doit être tournée à New-York en octobre 1966 avec Henry Fonda et Lee Marvin mais le projet est finalement annulé à cause d’un climat défavorable et définitivement abandonné au bout d’un an tandis que Kurosawa est engagé pour participer à la réalisation du monument Tora ! Tora ! Tora ! Signalons au passage que le script inspirera le film japonais Bullet train de Junya Sato, sorti en 1975, avec une variante de la présence d’une bombe dans le train, film qui, à son tour, inspirera le blockbuster Speed de Jan de Bont en 1994 avec un bus au lieu du train.  Le projet ressuscitera en 1982 lorsque la Nippon Herald Company, possédant les droits du script, demandera à Francis Ford Coppola un choix de réalisateur et l’auteur du Parrain leur recommandera Andrei Konchalovsky qui réalisait là son troisième film américain après Split Cherry tree et Maria’s lover, ce dernier réussissant à convaincre Golan et Globus de produire le film pour neuf millions de dollars, somme ridicule de nos jours mais assez confortable pour un film indépendant des années 1980. Konchalosky pensera tout de suite à Jon Voight (qui avait beaucoup aidé le cinéaste russe à obtenir son visa de travail en 1979) pour incarner Oscar « Manny » Manheim, le charismatique et redoutable détenu leader, et dut convaincre l’acteur au départ réticent. Ce dernier s’investira beaucoup dans le rôle, allant jusqu’à séjourner dans une vraie prison et en côtoyer les détenus.

Eric Roberts remplace Jeff Bridges et Tom Berenger pour le rôle de Buck McGeehy, jeune détenu influençable et Rebecca de Mornay hérite du rôle féminin principal de Sara après que Karen Allen a été un temps envisagée. Signalons aussi les débuts à l’écran de l’ex-catcheur Tommy « Tiny » Lister et de Danny Trejo, initialement engagé pour former Eric Roberts à la boxe sur la recommandation d’Edward Bunker, ancien criminel devenu écrivain et scénariste et aussi acteur dans le film. Le film sera tourné en 1985 à Anaconda et Deer Lodge dans le Montana ainsi qu’en Alaska pour certaines scènes du train, sans incident majeur mais des conditions compliquées, l’équipe devant reconstituer de toute pièce quatre locomotives ainsi qu’un système ferroviaire et produire de la fausse neige, la région du tournage subissant un printemps précoce. Le tournage sera endeuillé par la mort accidentelle d’un pilote d’hélicoptère durant des repérages préliminaires. Sorti le 6 décembre 1985, le film, malgré des critiques assez positives et trois nominations aux Oscars, sera un échec commercial, rapportant moins de huit millions de dollars et sera assez vite oublié comme beaucoup d’autres productions Cannon de l’époque. Mais contrairement à la plupart d’entre elles, cet échec est injustifié.

Un film hors genre

 Le film est assez singulier et difficile à catégoriser. A la fois drame social, thriller et film d’aventures, il déroute vraiment par son histoire et ses personnages, d’autant plus dans les années 1980 alors plus habituées aux happy ends et aux protagonistes lisses et propres. Ici, nous avons des personnages ambigus et un final plutôt dramatique bien qu’incertain. Un parti pris original et bien exploité, servi par une ambiance très forte, notamment permise par les décisions artistiques de Konchalovsky et le travail du directeur de la photographie Alan Hume. Le cinéaste souhaitait en effet donner au film un aspect documentaire en faisant prendre aux caméras des angles de vue particulier. Le résultat est impressionnant et fait durement ressentir le périple des personnages et leurs émotions intenses.

Le film a aussi la grande habileté de partir d’une situation initiale banale (l’évasion de deux détenus, situation déjà vue très souvent au cinéma) pour arriver à cette histoire incroyable ponctuée par une problématique insoluble. Comme le dit l’un des personnages « Nous pouvons envoyer des hommes dans l’espace et nous ne savons pas arrêter un train », résumant ainsi magnifiquement un bel exemple de contradiction de nos sociétés occidentales modernes qui va broyer le destin de trois personnes. Une réflexion d’autant plus pertinente en plein contexte de Guerre froide où le risque d’un conflit mondial et d’un chaos nucléaire était encore probable (contexte redevenu récemment d’actualité, suprême ironie du sort). Les thèmes du dérèglement et de la perte de contrôle demeurent omniprésents dans ce film à la fois très ancré dans son époque et atemporel. Visuellement beau, le film se montre sobre et élégant tant dans sa mise en scène que dans ses émotions, très bien aidé par la musique poignante de Trevor Jones (Mississipi burning, Labyrinthe, Le dernier des mohicans). Les avantages d’un tournage en décor réel se font grandement ressentir, d’autant plus à notre époque où le tout numérique est largement privilégié.

Des personnages faillibles et tragiques

 Mais le film se distingue aussi et surtout par le traitement de ses personnages. Comme déjà dit, ces derniers ne sont pas des héros lisses et sans peur typiques des années 1980 (et aussi, paradoxe, des productions Cannon ordinaires). A priori, ils peuvent même être antipathiques, deux détenus évadés. Mais le film les montre aussi avec leurs failles, leurs doutes et leur insatiable instinct de survie. Le personnage de Manny, magistralement servi par un Jon Voight impérial, représente bien cette ambiguïté humaine avec son personnage autoritaire et violent mais aussi humain, courageux et de bon conseil pour le jeune Buck, davantage jeune chien fou. Eric Roberts est également très bon dans ce registre et rend très émouvant ce personnage paumé et en recherche d’un modèle qui pourrait s’incarner en Manny. Quant à Rebecca de Mornay, elle apporte avec justesse la touche sensible et modérée nécessaire dans cet univers brutal et tendu. Pas de véritables stars mondiales, mais des acteurs reconnus bien choisis et investis dans leurs rôles respectifs. Le trio qu’ils incarnent représente bien les gens ordinaires, tentant de s’en sortir comme ils peuvent et pris dans l’engrenage d’un disfonctionnement et d’une catastrophe imminente face à laquelle ils ne peuvent rien. Ni véritables héros, ni antagonistes, simplement des gens normaux avec leurs qualités et leurs défauts. Manny incarne le mieux cette ambivalence humaine, passant du statut de criminel endurci et dominateur à celui de sauveur dévoué et humble, résigné à son  destin fatal. C’est à lui que sont réservées les meilleures répliques du film, notamment « Gagnant ou perdant, quelle est la différence ? », illustrant l’esprit désabusé du film. Un état d’esprit que résume Konchalovsky : « Ce n’est pas très commun avec la mentalité occidentale. On a tendance à aimer les gagnants et à ne pas aimer les perdants. » Encore une réflexion intemporelle et largement d’actualité.

Un film intense et palpitant jusqu’au bout en tant que divertissement, mais aussi une œuvre édifiante quant au questionnement qu’elle renvoie sur la nature humaine, ses limites, ses possibilités, les conséquences de ses actes. On ne peut que regretter que ce film n’ait pas trouvé son public et rencontré le succès et la reconnaissance, ce qui aurait incité les studios à miser davantage sur des scénarios aussi audacieux et, accessoirement, la Cannon à faire de meilleurs choix de projets. Un film qui rappelle aussi que les années 1980 ne furent pas seulement l’ère des héros bodybuildés et indestructibles plongés dans des univers de stéréotypes mais aussi des personnages authentiques et profonds au service d’histoires originales et poignantes.

Synopsis : Prisonnier multirécidiviste, Manny s’allie avec Buck, une jeune tête brûlée, pour s’évader d’une prison de haute sécurité en Alaska. Après une marche éprouvante, ils parviennent à une gare ferroviaire et montent à bord d’un train dont le conducteur décède, foudroyé par une crise cardiaque, peu de temps après avoir mis en route les machines. Les freins lâchent, la vitesse du convoi augmente alors progressivement et irrémédiablement ; le poste central d’aiguillage est désemparé et tente par tous les moyens de parer à la course folle du train.

Runaway train : Bande-annonce

Fiche technique : Runaway train

Réalisation : Andrei Konchalovsky
Scénario : Djordje Milicevic, Paul Zindel, Edward Bunker d’après un scénario d’Akira Kurosawa
Production : Menahem Golan, Yoram Globus
Casting : Jon Voight, Eric Roberts, Rebecca de Mornay, John P Ryan, Kyle T Heffner, Tom « Tiny » Lister, Edward Bunker, Danny Trejo
Musique : Trevor Jones
Directeur de la photographie : Alan Hume
Montage : Henry Richardson
Création des décors : Stephen Marsh
Direction artistique : Joseph T. Garrity
Durée: 1h50